Le groupe était parti dans un grand éclat de rire mais je ne savais toujours pas où me mettre. Ma défunte grand-mère m’avait toujours enseigné de me tenir en toutes circonstances de manière irréprochable. Précisons-le immédiatement, ici je n’avais aucune idée de ce que cela voulait bien pouvoir dire. Geoff me donna une petite tape amicale sur l’épaule pour me sortir de l’embarras.
« Paul et Angelina se sont mariés à 18 ans et quelques semaines, peu après la sortie de notre premier disque sous le label d’EMI. Je crois que Paul a toujours rêvé d’avoir une famille. C’est ce qu’il a toujours recherché en définitive auprès des autres : une famille. »
Angelina, qui s’était levée pour aller chercher une tasse de thé, fut la première à réagir à mon étonnement.
« Les parents de Paul – Roger et Elspeth Wyss – sont morts dans un accident de voiture alors qu’il n’avait que 10 ans. Il a ensuite perdu sont parrain, et tuteur, précisa-t-elle, le Père Ange Innocenti qui fut emporté par un cancer foudroyant alors que Paul venait d’avoir 15 ans. Il vivait seul dans l’ancien appartement de ses parents et s’occupait parfois des enfants d’un petit orphelinat fondé par sa mère et tenu par un ami de la famille. C’est alors qu’il est entré au lycée. »
Je lisais dans ses yeux et dans la langueur de sa voix tout l’amour qu’elle lui portait malgré les épreuves qu’elle subissait. Au-delà du deuil qu’elle portait, je voyait le soleil qui l’éblouissait : l’ombre du mari couché là pris dans ce qui pouvait apparaître comme une constante agonie.
« Je pense que tu aimerais que nous t’expliquions comment le groupe s’est formé, s’avança Pierce.
_ Il faut comprendre que Paul a commencé à apprendre à jouer de la guitare et du piano à l’âge de 4 ans, commença James. Cet élément a une importance particulière pour deux raisons. La première est qu’il a tout d’abord reçut pendant près de six ans une éducation musicale très classique : flamenco, jazz, blues, country, folk pour la guitare et le piano, ce n’est qu’ensuite qu’il s’est attaqué au rock, à la pop et au heavy. La seconde est qu’il est imprégné jusqu’à la moelle de la certitude que la musique peut influencé le monde et c’est pour cela qu’il s’est battu pour le fonder en fonction de l’idée qu’il s’en faisait : il ne voulait pas faire un groupe de rock comme les autres, il voulait fonder un groupe où ce serait la musique qui aurait la première place et pas l’argent ou un style particulier…
_ Paul a connu deux autres aventures musicales avant de se lancer dans celle des Jeff’s, continua Pierce. Deux groupes qui ont implosé du fait de dissensions entre lui et les autres musiciens, ce que je peux comprendre. »
Je les interrogeais du regard.
« L’enfer, c’est la seule comparaison qui puisse s’appliquer à son comportement lorsqu’il était en répétition ou en enregistrement, répondit Geoff.
_ Même sur un ring de boxe, je n’ai jamais rencontré personne qui puisse m’effrayer comme il l’a fait le jour de l’enregistrement de notre premier album avec EMI, » poursuivit John.
Je relevais les bras et me lançait dans une lente demande de précision.
« Tu peux allez plus vite, je « parle » couramment le langage des signes, m’affirma Laurence. Il veut savoir ce que vous entendez par là.
_ Paul nous a toujours imposé un rythme effréné mais il a toujours soutenu un rythme plus infernal encore, expliqua Floyd. J’avais obtenu l’autorisation des membres du groupe de les filmer à chaque instant quand ils se trouvaient en studio : en quatre ans, il s’est entraînait plus que quiconque pour repousser ses propres limites et faire découvrir au groupe de nouveaux horizons. »
Ils marquèrent une pause pour observer Paul. Je ne m’attendais à aucun changement et il n’y en avait effectivement aucun, son oscilloscope était stable. Geoff poursuivit :
« Ce qu’il faut entendre dans cette histoire, c’est la manière tout à fait rationnelle qu’il a eu de diriger le groupe. Imaginez tous les matins, nous nous réunissions et il posait la question habituelle : « Qui a une idée de chanson, de mélodie ou de texte ? » Et les idées fusaient – plus ou moins. Si nous avons pu enregistrer plus de deux cents chansons réparties sur dix-huit albums, dont trois en indépendant, en sept ans, c’est grâce à ce système.
_ Mais… mais comment trouviez-vous ?
_ Sois spontané pour réussir. C’est un conseil que Paul avait lu quelque part et qu’il nous rappeler dès que nous séchions, fit Geoff.
_ Quand la musique s’exprime par nous, nous ne sommes plus l’homme que nous sommes : nous sommes la voix de celui qui nous inspire. Quand la musique s’exprime en nous, nous n’avons pas de passé nous n’avons qu’un avenir que nous bâtissons avec des croches, des soupires, des tierces et des silences, récita James.
_ Il n'est point de bonheur sans liberté, ni de liberté sans courage, ayons le courage d’apporter du bonheur aux autres… Paul adorait cette citation… et adorait nous la ressortir quand on lui demandait une pause, avoua Pierce.
_ Paul avait… tendance à… toujours vouloir aller plus loin ou plus haut, la voix de John était grave, hésitante mais surtout rocailleuse. Il nous transmettait une sorte de feu sacré qui nous transcendait. »
« Combien ? Combien de chansons ont-ils pu composer en quatre ans ? » pensais-je à cette instant. Laurence Colin me fixa puis éclata de rire.
« Plusieurs centaines… en comptant les esquisses ! »
« Elle lit dans mes pensés, ce n’est pas possible autrement. »
« … c’est le répertoire complet du groupe. Bien sûr la plupart n’ont jamais été poussées jusqu’à l’enregistrement studio ou le concert live.
_ Attention à ce que tu vas dire plus de soixante-dix pour cent de ce répertoire est sur bande maintenant, coupa Pierce.
_ Soixante-dix pour cent…? s’étonna Angelina. Quand est-ce que vous avez ?
_ La veille de son accident, tu t’en souviens, Paul nous avait, demandé de venir le lendemain directement au studio… C’était pour lancer ce qu’il avait baptisé le projet « Come back. » Il voulait… »
Il marqua une courte pause en jetant une série de coup d’œil discret aux autres musiciens. Puis ils s’écrièrent tous ensemble :
« … réenregistrer tout ce que nous avions composer jusque là. »
« C’est-à-dire quelques centaines de compositions, » notais-je.
« Sur le coup, je vous accorde qu’on n’y a pas cru mais le lendemain quand nous avons vu pour la première fois allongé sur ce lit blanc comme un linceul dans cet environnement aseptisé et glacé, nous nous sommes jurés de faire ce qu’il voulait que nous fassions : nous avons réenregistré, avec Floyd et Georges Preuss. Pour la guitare solo, nous avons utilisé les enregistrements améliorés qu’avaient réalisé Paul. Même si nous pensons que Paul voudra les réenregistrer s’il se réveille. »
Il marqua une pause.
« D’autre part, nous avons eu la preuve presque irréfutable du désir de Paul de refaire ce que nous avions composé.
_ Une preuve ?
_ Paul est arrivé en studio, en tout cas il y serait arrivé, avec deux choses qu’il ne prenait jamais : ses partitions et sa guitare.
_ Il ne prenait jamais sa guitare ?
_ Tous les guitaristes ont plusieurs guitares. Paul ne faisait pas exception, il en avait quatre : une Les Paul 100 avec table en érable, une Roxane 200 standard qu’il laissait au studio, la Nash que tu vois là-bas et une guitare que son père avait fabriqué, un modèle unique, une sorte de violin guitare à douze cordes. C’est grâce à elle qu’il est encore en vie, d’ailleurs.
_ La guitare a amorti sa chute en quelque sorte, m’expliqua Angelina.
_ Il ne l’utilisait pratiquement jamais en publique, » acheva Pierce.