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Titre du blog : Littérature assassine...
Auteur : LazloSprand
Date de création : 23-11-2008
 
posté le 22-08-2010 à 22:27:40

Deux corps, trois âmes (2)

            L'homme s'exprimait dans une langue désuète comme sortie du profond passé de cette contré mais elle résonnait de manière parfaitement compréhensible dans les oreilles de l'enfant.

"Prépares-toi à me suivre," ordonna-t-il.

            L'homme releva ses bras et laissa apparaître deux lames jumelles qui entamèrent une stupéfiante danse mortelle pendant qu'il s'avançait vers la sortie. Les morts tombaient de part et d'autre de lui, alors qu'il marchait, à un rythme effrayant. La jeune fille le suivait en se tenant à un pan de la cape lorsque l'homme s'immobilisa et fit un quart de tour sur la droite...

"Cours !"

            Elle regarda la porte et prit ses jambes à son cou. L'homme sourit, écarta d'un revers de sa lame ses opposants. Il jeta un regard au propriétaire des lieux qui descendait des marches en jurant puis se retourna et rattrapant la fille la prit par la taille, sauta sur sa moto et fonça au travers de la forêt, vers le village.

            Le village, un amas épars de maisons trop souvent restaurées à la va-vite pour assurer un véritable confort si ce n'est une certaine cohérence visuelle dans la misère ambiante.

            Les habitants, un groupe homogène de trois dizaines d'êtres humains robustes, le teint buriné par le vent, le froid, la bruine constante et l'effort quotidien.

            Le hameau était centré sur deux bâtiments régissant à eux seuls la vie de la communauté.

            L'église tout d'abord, une longue structure en pierre de taille, imposante avec ses murs droits et élevés, monumentale quand on la comparait aux autres, dérangeante par sa couleur noir de nuit et son clocher lancé tel une lance de défi vers le Créateur perdu dans la voûte du ciel.

            Le tripot, enfin, simple, empestant la mauvaise bière et l'alcool trop fort, lieu idéal de folies, de jeux et de soûleries permettant d'oublier l'existence réelle dans laquelle ces pauvres hères étaient emprisonnés à jamais à présent par la peur et l'ennui.

            Devant le tripot une moto était stationnée, surveillée du coin de l'oeil par son conducteur enroulé dans une longue gabardine beige.

            L'homme stoppa devant le bistro et laissa la jeune fille sauter de sa moto.

            Celle-ci fit quelques pas pour s'éloigner de lui mais s'arrêta quand son regard croisa celui des habitants.

            Ceux-ci la dévisageaient hostilement. Ils savaient, ils sentaient qu'elle avait touché à quelque chose d'interdit, qu'elle avait enfreint les règles de la communauté. Mais plus que pour le contre coup dont ils savaient qu'il s'abattrait inexorablement sur eux, ils la haïssaient car elle s'en était sortie en vie.

            Cette dernière remarque ne frappa guère l'homme qui connaissait mieux que quiconque, peut-être, la règle fondamentale de toute société humaine : celui qui exprime son originalité, le déviant a le droit de marquer sa différence si l'expression de celle-ci ne lui attire ni gloire ni bienfait. Le déviant doit payer sa faute de son malheur.

            L'homme le savait, des philosophes aux dandys, des génies d'hier à ceux d'aujourd'hui, de Socrate à Mozart, d'Homère à Zola, combien en avait-il vu ? Lui-même ne le savait pas. Mais cette réaction l'irritait toujours.

            Laissant son engin contre cette structure permettant d'attacher les chevaux, il s'avança vers le second étranger en poussant la jeune fille devant lui.

            Celle-ci regarda un peu mieux son sauveur. Celui-ci était plus massif que n'importe quel homme qu'elle est vue jusqu'à ce jour, véritable géant d'un peu plus de deux mètres, il dissimulait mal sous un lourd manteau une musculature anormalement développée. Ses cheveux sombres bouclés étaient coupés court autour de son crâne et ses yeux bleus avaient l'apparence de deux diamants glacés. Une fine barbe fleurie assombrissait le bras de son visage.

            Il indiqua à l'étranger la porte du bar et s'y engouffra sans attendre son acquiescement.            Quelque chose semblait le gêner et il fronçait les sourcils par instant, comme si quelqu'un le réprimandait, en bougonnant dans sa barbe.

            Ils s'installèrent à une table à l'écart.

"La gosse a posé des problèmes ?

- Elle a réveillé tout le monde au moment où je sortais.

- Laisse-moi lui parler.

- A elle ? Elle ne t'apprendra rien que nous ne sachions déjà.

- A lui."

            Le visage de l'homme s'assombrit.

"Pourquoi ? Ils sont réveillés, ils peuvent passer à l'action n'importe quand, mieux vaut que je garde la main.

- Pas pour l'instant, pour le moment, ils vont se réorganiser et nous aussi. Laisse-moi lui parler, le Perse peut m'aider.

- Hum... Essayer quand même de ne pas vous faire avoir comme la dernière fois."

            L'étranger sourit. L'homme ferma les yeux et progressivement ses traits taillés à la hache et burinés à la masse s'adoucirent. Quand il rouvrit les yeux, une lueur de malice affinée par des centaines de filouteries y brillait.

            Il s'étira et inspecta rapidement les lieux du regard comme s'il se relevait après un long sommeil. Enfin ses yeux se posèrent sur la jeune serveuse qu'il appela d'un geste de la tête.

            Celle-ci s'approcha lentement, une certaine peur se dessinant dans ses gestes et son expression.

"As-tu du thé, mon enfant ?" demanda l'homme.

            Sa douce voix mielleuse qui semblait vous enrouler comme une pièce de velours. Mais on sentait instinctivement que les ordres qu'elle donnait devaient être immédiatement exécutés. Comme s'ils étaient dictés par une main de fer dans un gant de velours.

"Oui, monsieur, répondit l'enfant.

- Sers-nous en deux, veux-tu ?

- Bien, monsieur."

            La serveuse s'éclipsa puis revint avec deux tasses et une bouilloire fumante sur un grand plateau de bois. Elle le posa sur la table, regarda suspicieusement la monnaie que lui donna l'homme puis, paraissant satisfaite, elle fourra l'argent dans une poche et disparut derrière le comptoir.

            L'homme versa précautionneusement l'eau bouillante dans les tasses. Prit la sienne par l'anse, huma le fumet et but une gorgée. Il reposa la tasse, l'air satisfait.

"Acceptable, commenta-t-il.

- Que penses-tu des péripéties de ce matin ? coupa l'étranger de manière abrupte.

- De l'incapacité du Spartiate à passer quelque part sans transformer le susdit endroit en un charnier ou du fait qu'il n'y avait pas deux mais bien six princes dans ce château, répondit-il doucereusement.

- Des six princes."

            L'homme s'accorda un instant de réflexion avant de répondre. Tout en faisant aller et venir une gorgée de thé dans sa bouche, il pesa le pour et le contre. Etudia chaque paramètre de sa connaissance et parut s'entretenir en lui-même avec une autre personne, opinant parfois de la tête.

"Nous sommes d'accord pour considérer que ce ne sera pas un problème, répondit-il calmement.

- Il considère que ce n'est pas un problème mais toi es-tu si sur de cela ? répliqua l'étranger.

- S'ils sont si nombreux, c'est qu'ils ont quelque chose à défendre. On peut donc estimer qu'ils vont se diviser en deux groupes : un pour défendre le château et un pour nous retrouver et tuer la fille.

- Pourquoi la fille ?

- Elle n'a pas arrêté de répéter qu'elle n'aurait pas du essayer de prendre cette coupe. Que c'est la coupe qui a tout déclenché. Que la coupe était ensanglantée.

- Et tu penses que ce serait ?

- Ce que nous cherchons depuis si longtemps : le..."

            Il n'acheva pas sa phrase qui se perdit dans un flot de cris de terreur et de panique qui se déversa dans le tripot quand la porte fut balayée par un homme au visage blême haletant.

"Les morts... les morts marchent !" hurla-t-il avant de s'effondrer brusquement.