posté le 16-03-2011 à 14:48:56
Eloge funèbre de Jean Moulin par André Malraux pour le transfert des cendres au Panthéon
Le
19 décembre 1964, par un jour glacial, les cendres de Jean Moulin sont
transférées au Panthéon, en présence du général de Gaulle. Malraux prononce
alors un discours resté gravé dans les mémoires de ceux qui l'entendirent.
Monsieur le président de la République,
Voilà donc plus de vingt ans que Jean Moulin partit, par un temps de décembre
sans doute semblable à celui-ci, pour être parachuté sur la terre de Provence,
et devenir le chef d'un peuple de la nuit. Sans la cérémonie d'aujourd'hui,
combien d'enfants de France sauraient son nom ? Il ne le retrouva lui-même que
pour être tué ; et depuis, sont nés seize millions d'enfants...
Puissent les commémorations des deux guerres s'achever par la résurrection du
peuple d'ombres que cet homme anima, qu'il symbolise, et qu'il fait entrer ici
comme une humble garde solennelle autour de son corps de mort. Après vingt ans,
la Résistance est devenue un monde de limbes où la légende se mêle à
l'organisation. Le sentiment profond, organique, millénaire, qui a pris depuis
son accent de légende, voici comment je l'ai rencontré. Dans un village de
Corrèze, les Allemands avaient tué des combattants du maquis, et donné ordre au
maire de les faire enterrer en secret, à l'aube. Il est d'usage, dans cette
région, que chaque femme assiste aux obsèques de tout mort de son village en se
tenant sur la tombe de sa propre famille. Nul ne connaissait ces morts, qui
étaient des Alsaciens. Quand ils atteignirent le cimetière, portés par nos
paysans sous la garde menaçante des mitraillettes allemandes, la nuit qui se
retirait comme la mer laissa paraître les femmes noires de Corrèze, immobiles
du haut en bas de la montagne, et attendant en silence, chacune sur la tombe
des siens, l'ensevelissement des morts français.
Comment organiser cette fraternité pour en faire un combat ? On sait ce que
Jean Moulin pensait de la Résistance, au moment où il partit pour Londres : «
Il serait fou et criminel de ne pas utiliser, en cas d'action alliée sur le
continent, ces troupes prêtes aux sacrifices les plus grands, éparses et
anarchiques aujourd'hui, mais pouvant constituer demain une armée cohérente de
parachutistes déjà en place, connaissant les lieux, ayant choisi leur
adversaire et déterminé leur objectif. » C'était bien l'opinion du général de
Gaulle. Néanmoins, lorsque, le 1 janvier 1942, Jean Moulin fut parachuté en
France, la Résistance n'était encore qu'un désordre de courage : une presse
clandestine, une source d'informations, une conspiration pour rassembler ces
troupes qui n'existaient pas encore. Or, ces informations étaient destinées à
tel ou tel allié, ces troupes se lèveraient lorsque les Alliés débarqueraient.
Certes, les résistants étaient des combattants fidèles aux Alliés. Mais ils
voulaient cesser d'être des Français résistants, et devenir la Résistance
française.
C'est pourquoi Jean Moulin est allé à Londres. Pas seulement parce que s'y
trouvaient des combattants français (qui eussent pu n'être qu'une légion), pas
seulement parce qu'une partie de l'empire avait rallié la France libre. S'il
venait demander au général de Gaulle de l'argent et des armes, il venait aussi
lui demander « une approbation morale, des liaisons fréquentes, rapides et
sûres avec lui ». Le Général assumait alors le Non du premier jour ; le
maintien du combat, quel qu'en fût le lieu, quelle qu'en fût la forme ; enfin,
le destin de la France. La force des appels de juin 40 tenait moins aux «
forces immenses qui n'avaient pas encore donné », qu'à : « Il faut que la
France soit présente à la victoire. Alors, elle retrouvera sa liberté et sa
grandeur. » La France, et non telle légion de combattants français. C'était par
la France libre que les résistants de Bir Hakeim se conjuguaient, formaient une
France combattante restée au combat. Chaque groupe de résistants pouvait se
légitimer par l'allié qui l'armait et le soutenait, voire par son seul courage
; le général de Gaulle seul pouvait appeler les mouvements de Résistance à
l'union entre eux et avec tous les autres combats, car c'était à travers lui
seul que la France livrait un seul combat. C'est pourquoi - même lorsque le
président Roosevelt croira assister à une rivalité de généraux ou de partis -
l'armée d'Afrique, depuis la Provence jusqu'aux Vosges, combattra au nom du
gaullisme comme feront les troupes du Parti communiste. C'est pourquoi Jean
Moulin avait emporté, dans le double fond d'une boîte d'allumettes, la
microphoto du très simple ordre suivant : « M. Moulin a pour mission de
réaliser, dans la zone non directement occupée de la métropole, l'unité
d'action de tous les éléments qui résistent à l'ennemi et à ses collaborateurs.
» Inépuisablement, il montre aux chefs des groupements le danger qu'entraîne le
déchirement de la Résistance entre des tuteurs différents. Chaque événement
capital - entrée en guerre de la Russie, puis des États-Unis, débarquement en
Afrique du Nord - renforce sa position. A partir du débarquement, il apparaît
que la France va redevenir un théâtre d'opérations. Mais la presse clandestine,
les renseignements (même enrichis par l'action du noyautage des administrations
publiques) sont à l'échelle de l'Occupation, non de la guerre. Si la Résistance
sait qu'elle ne délivrera pas la France sans les Alliés, elle n'ignore plus l'aide
militaire que son unité pourrait leur apporter. Elle a peu à peu appris que
s'il est relativement facile de faire sauter un pont, il n'est pas moins facile
de le réparer ; alors que s'il est facile à la Résistance de faire sauter deux
cents ponts, il est difficile aux Allemands de les réparer à la fois. En un
mot, elle sait qu'une aide efficace aux armées de débarquement est inséparable
d'un plan d'ensemble. Il faut que sur toutes les routes, sur toutes les voies
ferrées de France, les combattants clandestins désorganisent méthodiquement la
concentration des divisions cuirassées allemandes. Et un tel plan d'ensemble ne
peut être conçu, et exécuté, que par l'unité de la Résistance.
C'est à quoi Jean Moulin s'emploie jour après jour, peine après peine, un mouvement
de Résistance après l'autre : « Et maintenant, essayons de calmer les colères
d'en face... » Il y a, inévitablement, des problèmes de personnes ; et bien
davantage, la misère de la France combattante, l'exaspérante certitude pour
chaque maquis ou chaque groupe franc, d'être spolié au bénéfice d'un autre
maquis ou d'un autre groupe, qu'indignent, au même moment, les mêmes
illusions... Qui donc sait encore ce qu'il fallut d'acharnement pour parler le
même langage à des instituteurs radicaux ou réactionnaires, des officiers
réactionnaires ou libéraux, des trotskistes ou communistes retour de Moscou,
tous promis à la même délivrance ou à la même prison ; ce qu'il fallut de
rigueur à un ami de la République espagnole, à un ancien « préfet de gauche »,
chassé par Vichy, pour exiger d'accueillir dans le combat commun tels rescapés
de la Cagoule !
Jean Moulin n'a nul besoin d'une gloire usurpée : ce n'est pas lui qui a créé
Combat, Libération, Franc-tireur, c'est Frenay, d'Astier, Jean-Pierre Lévy. Ce
n'est pas lui qui a créé les nombreux mouvements de la zone Nord dont
l'histoire recueillera tous les noms. Ce n'est pas lui qui a fait les régiments
mais c'est lui qui a fait l'armée. Il a été le Carnot de la Résistance.
Attribuer peu d'importance aux opinions dites politiques, lorsque la nation est
en péril de mort - la nation, non pas un nationalisme alors écrasé sous les
chars hitlériens, mais la donnée invincible et mystérieuse qui allait emplir le
siècle ; penser qu'elle dominerait bientôt les doctrines totalitaires dont
retentissait l'Europe ; voir dans l'unité de la Résistance le moyen capital du
combat pour l'unité de la nation, c'était peut-être affirmer ce qu'on a,
depuis, appelé le gaullisme. C'était certainement proclamer la survie de la
France.
En février, ce laïc passionné avait établi sa liaison par radio avec Londres,
dans le grenier d'un presbytère. En avril, le Service d'information et de
propagande, puis le Comité général d'études étaient formés ; en septembre, le
noyautage des administrations publiques. Enfin, le général de Gaulle décidait
la création d'un Comité de coordination que présiderait Jean Moulin, assisté du
chef de l'Armée secrète unifiée. La préhistoire avait pris fin. Coordonnateur
de la Résistance en zone Sud, Jean Moulin en devenait le chef. En janvier 1943,
le Comité directeur des Mouvements unis de la Résistance (ce que, jusqu'à la
Libération, nous appellerions les Murs) était créé sous sa présidence. En
février, il repartait pour Londres avec le général Delestraint, chef de l'Armée
secrète, et Jacques Dalsace. De ce séjour, le témoignage le plus émouvant a été
donné par le colonel Passy. « Je revois Moulin, blême, saisi par l'émotion qui
nous étreignait tous, se tenant à quelques pas devant le Général et celui-ci
disant, presque à voix basse : "Mettez-vous au garde-à-vous", puis :
"Nous vous reconnaissons comme notre compagnon, pour la libération de la
France, danl'honneur et par la victoire". Et pendant que de Gaulle lui
donnait l'accolade, une larme, lourde de reconnaissance, de fierté, et de
farouche volonté, coulait doucement le long de la joue pâle de notre camarade
Moulin. Comme il avait la tête levée, nous pouvions voir encore, au travers de
sa gorge, les traces du coup de rasoir qu'il s'était donné, en 1940, pour éviter
de céder sous les tortures de l'ennemi. » Les tortures de l'ennemi... En mars,
chargé de constituer et de présider le Conseil national de la Résistance, Jean
Moulin monte dans l'avion qui va le parachuter au nord de Roanne.
Ce Conseil national de la Résistance, qui groupe les mouvements, les partis et
les syndicats de toute la France, c'est l'unité précairement conquise, mais
aussi la certitude qu'au jour du débarquement, I'armée en haillons de la
Résistance attendra les divisions blindées de la Libération.
Jean Moulin en retrouve les membres, qu'il rassemblera si difficilement. Il
retrouve aussi une Résistance tragiquement transformée. Jusque-là, elle avait
combattu comme une armée, en face de la victoire, de la mort ou de la
captivité. Elle commence à découvrir l'univers concentrationnaire, la certitude
de la torture. C'est alors qu'elle commence à combattre en face de l'enfer.
Ayant reçu un rapport sur les camps de concentration, il dit à son agent de
liaison, Suzette Olivier : « J'espère qu'ils nous fusillerons avant. » Ils ne
devaient pas avoir besoin de le fusiller.
La Résistance grandit, les réfractaires du travail obligatoire vont bientôt
emplir nos maquis ; la Gestapo grandit aussi, la Milice est partout. C'est le
temps où, dans la campagne, nous interrogeons les aboiements des chiens au fond
de la nuit ; le temps où les parachutes multicolores, chargés d'armes et de
cigarettes, tombent du ciel dans la lueur des feux des clairières ou des
causses ; le temps des caves, et de ces cris désespérés que poussent les
torturés avec des voix d'enfants... La grande lutte des ténèbres a commencé.
Le 27 mai 1943, a lieu à Paris, rue du Four, la première réunion du Conseil
national de la Résistance.
Jean Moulin rappelle les buts de la France libre : « Faire la guerre ; rendre
la parole au peuple français ; rétablir les libertés républicaines dans un Etat
d'où la justice sociale ne sera pas exclue et qui aura le sens de la grandeur ;
travailler avec les Alliés à l'établissement d'une collaboration internationale
réelle sur le plan économique et social, dans un monde où la France aura
regagné son prestige. »
Puis il donne lecture d'un message du général de Gaulle, qui fixe pour premier
but au premier Conseil de la Résistance, le maintien de l'unité de cette
Résistance qu'il représente.
Au péril quotidien de la vie de chacun de ses membres. Le 9 juin, le général
Delestraint, chef de l'Armée secrète enfin unifiée, est pris à Paris.
Aucun successeur ne s'impose. Ce qui est fréquent dans la clandestinité : Jean
Moulin aura dit maintes fois avant l'arrivée de Serreules : « Si j'étais pris,
je n'aurais pas même eu le temps de mettre un adjoint au courant... » Il veut
donc désigner ce successeur avec l'accord des mouvements, notamment de ceux de
la zone Sud. Il rencontrera leurs délégués le 21, à Caluire.
Ils l'y attendent, en effet.
La Gestapo aussi.
La trahison joue son rôle - et le destin, qui veut qu'aux trois quarts d'heure
de retard de Jean Moulin, presque toujours ponctuel, corresponde un long retard
de la police allemande. Assez vite, celle-ci apprend qu'elle tient le chef de
la Résistance.
En vain. Le jour où, au fort Montluc à Lyon, après l'avoir fait torturer,
l'agent de la Gestapo lui tend de quoi écrire puisqu'il ne peut plus parler,
Jean Moulin dessine la caricature de son bourreau. Pour la terrible suite,
écoutons seulement les mots si simples de sa soeur : « Son rôle est joué, et
son calvaire commence. Bafoué, sauvagement frappé, la tête en sang, les organes
éclatés, il atteint les limites de la souffrance humaine sans jamais trahir un
seul secret, lui qui les savait tous. »
Comprenons bien que, pendant les quelques jours où il pourrait encore parler ou
écrire, le destin de la Résistance est suspendu au courage de cet homme. Comme
le dit M Moulin, il savait tout.
Georges Bidault prendra sa succession. Mais voici la victoire de ce silence
atrocement payé : le destin bascule. Chef de la Résistance martyrisé dans des
caves hideuses, regarde de tes yeux disparus toutes ces femmes noires qui veillent
nos compagnons : elles portent le deuil de la France, et le tien. Regarde
glisser sous les chênes nains du Quercy, avec un drapeau fait de mousselines
nouées, les maquis que la Gestapo ne trouvera jamais parce qu'elle ne croit
qu'aux grands arbres. Regarde le prisonnier qui entre dans une villa luxueuse
et se demande pourquoi on lui donne une salle de bains - il n'a pas encore
entendu parler de la baignoire. Pauvre roi supplicié des ombres, regarde ton
peuple d'ombres se lever dans la nuit de juin constellée de tortures.
Voici le fracas des chars allemands qui remontent vers la Normandie à travers
les longues plaintes des bestiaux réveillés : grâce à toi, les chars
n'arriveront pas à temps. Et quand la trouée des Alliés commence, regarde,
préfet, surgir dans toutes les villes de France les commissaires de la
République - sauf lorsqu'on les a tués. Tu as envié, comme nous, les clochards
épiques de Leclerc : regarde, combattant, tes clochards sortir à quatre pattes
de leurs maquis de chênes, et arrêter avec leurs mains paysannes formées aux
bazookas l'une des premières divisions cuirassées de l'empire hitlérien, la
division Das Reich.
Comme Leclerc entra aux Invalides, avec son cortège d'exaltation dans le soleil
d'Afrique et les combats d'Alsace, entre ici, Jean Moulin, avec ton terrible
cortège. Avec ceux qui sont morts dans les caves sans avoir parlé, comme toi ;
et même, ce qui est peut-être plus atroce, en ayant parlé ; avec tous les rayés
et tous les tondus des camps de concentration, avec le dernier corps trébuchant
des affreuses files de Nuit et Brouillard, enfin tombé sous les crosses ; avec
les huit mille Françaises qui ne sont pas revenues des bagnes, avec la dernière
femme morte à Ravensbrück pour avoir donné asile à l'un des nôtres. Entre, avec
le peuple né de l'ombre et disparu avec elle - nos frères dans l'ordre de la
Nuit... Commémorant l'anniversaire de la Libération de Paris, je disais :
« Ecoute ce soir, jeunesse de mon pays, ces cloches d'anniversaire qui
sonneront comme celles d'il y a quatorze ans. Puisses-tu, cette fois, les
entendre : elles vont sonner pour toi. »
L'hommage d'aujourd'hui n'appelle que le chant qui va s'élever maintenant, ce
Chant des partisans que j'ai entendu murmurer comme un chant de complicité,
puis psalmodier dans le brouillard des Vosges et les bois d'Alsace, mêlé au cri
perdu des moutons des tabors, quand les bazookas de Corrèze avançaient à la
rencontre des chars de Rundstedt lancés de nouveau contre Strasbourg. Ecoute
aujourd'hui, jeunesse de France, ce qui fut pour nous le Chant du Malheur.
C'est la marche funèbre des cendres que voici. A côté de celles de Carnot avec
les soldats de l'an II, de celles de Victor Hugo avec les Misérables, de celles
de Jaurès veillées par la Justice, qu'elles reposent avec leur long cortège
d'ombres défigurées. Aujourd'hui, jeunesse, puisses-tu penser à cet homme comme
tu aurais approché tes mains de sa pauvre face informe du dernier jour, de ses
lèvres qui n'avaient pas parlé ; ce jour-là, elle était le visage de la France...
(19 décembre 1964.)