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Titre du blog : Littérature assassine...
Auteur : LazloSprand
Date de création : 23-11-2008
 
posté le 01-10-2011 à 16:30:38

Nouvelle été 2011 partie 1

« Vous êtes virés. »

Les trois mots claquèrent comme un coup de pistolet dans son esprit.

« Mais… vous ne pouvez pas, c’est…

- Injuste ? Nous n’avons plus les moyens de financer des musiciens de sessions à plein temps. Nous ferons néanmoins sûrement appel à vos talents de multi-instrumentiste et d’auteur-compositeur si l’occasion se présente.

- A l’occasion ? Et qu’est-ce que je vais faire pour vivre et faire vivre ma famille, s’il vous plaît ?

- Euh… vous pourriez trouver un club où vous produire régulièrement en attendant que la situation s’améliore.

- Vous vous foutez de ma gueule ou quoi ! J’ai plus de quarante balais et presque vingt ans de métier dans les pattes, vous pensez vraiment que c’est maintenant qu’il faut que je recommence tout depuis le début ?

- Oui. »

            Il sortit du petit bureau de l’employé en claquant la porte et hésita un instant à faire une visite de courtoisie au grand patron mais considéra qu’au vue de la politesse des agents de sécurité, l’idée n’était sûrement pas la meilleure qu’il ait eue. Il descendit donc l’escalier, salua le standardiste à l’accueil et quitta les établissements de la maison de disque pour laquelle il avait travaillé durant les dix-huit dernières années.

            Il demeura un court moment indécis sur le pas de l’immeuble quant à ce que la situation imposait. Il alluma une cigarette et décida que l’heure était propice à un déjeuner. Il sentit ses cheveux s’alourdir et put s’inquiéter du fait qu’un oiseau eut déféqué sur son cuir chevelu. Il hésita sur la cantine à choisir mais convainc que la journée ne pouvant que difficilement plus mal se terminer qu’elle n’avait commencé, il n’avait aucune raison de ne pas s’en tenir à ses bonnes vieilles habitudes.

            Il venait souvent ici quand il travaillait encore régulièrement en studio avec les autres musiciens de session : Craig, le pianiste, Joe, le guitariste, Jaco, le bassiste, et Butch, le batteur, tous limogés à présent. Une fine équipe de spécialistes des accompagnements disposant chacun d’une carte de visite agrémentée de plus de 10000 chansons enregistrées. Mais la belle époque était terminée, seul le tapin restait à présent…

            Depuis cinq ans, ils étaient dispersés. Et rien ne pouvait permettre de prévoir une quelconque réunion dans un futur proche. Il soupira en regardant les glaçons flotter dans son martini. Un homme vêtu d’un complet gris clair s’approcha et vint s’asseoir en face de lui.

« Je ne vous dérange pas ?

- Je n’attends personne si c’est ce à quoi vous faites référence.

- Très bien, simple question : c’est bien vous qui jouez de la basse dans le film sur les Runaways ?

- Oui.

- Très bien, Larry DeMerit, avocat, ceci– il lui tendit une enveloppe – est une demande de divorce remise devant témoin, fit-il en indiquant un collègue. Bonne journée. »

            Ce n’était pas seulement une mauvaise journée, c’était sûrement la pire journée de sa vie… Du moins, à la lumière des évènements récents l’une des pires avec le jour de son mariage et celui de sa première rencontre avec ses beaux-parents.

« Dure journée ? demanda le patron en le voyant sortir son portefeuille.

- J’ai connu mieux, lâcha-t-il.

- Ça nous arrive tous. »

            La bonhomie chaleureuse, sucrée et réconfortante du tenancier l’exaspérait au plus haut point. Il acquiesça d’un grognement et sortit dans la rue. Une brise légère mais fraîche lui rappela que la belle saison s’achevait et il remonta son col, il bruinait. Il fixa le soleil qui perçait au travers des nuages et soupira.

« Même le plus noir nuage à toujours sa franche d’or ? » pensa-t-il.

Une voiture passa alors et l’inonda en roulant dans une flaque. Il se retrouva trempé jusqu’aux os et d’une humeur massacrante.

Le reste de la journée se déroula d’une façon somme toute identique, il avait la désagréable impression que l’ensemble de son monde s’écroulait : sa femme avait vidé le compte joint avant de partir, il ne lui restait donc que les 10000$ que la maison de disques avait été obligée de lui verser pour rompre son contrat à l’amiable, et le Shaq venait d’annoncer sa retraite alors que le Heat menait en final face aux Mavs. L’enfer en définitive ne lui apparaissait plus si effroyable. « L’enfer, c’est les autres… » disait un philosophe lui semblait-il.

Trouver une chambre d’hôtel pour la nuit puis un appartement abordable pour quelque temps fut en définitive une tâche grandement simplifiée par une rencontre d’une rare opportunité : Mick, ingénieur du son et producteur qui avait commencé en même temps que lui dans la même boîte. A cet instant, l’ancien bidouilleur de génie, qui l’avait, pour la première fois, fait jouer tout un blues à coup de distorsions étirées jusqu’à l’extrême et de picking rageur, capable de griller un ampli en le perçant pour obtenir les vrombissements d’un bombardier avec une basse et une pédale d’effet, ressemblait à une baleine échouée sur les rochers froids et noirs d’une plage grise et triste embrumée dans un le « smog » matinal. Une bouteille de rhum à moitié vide devant lui et verre à moitié plein dans la main, il tanguait lentement contre le comptoir du bar au rythme de quelque jazz oublié sonnant un peu comme un slow dansé sans partenaire.

« Que fais-tu ici ?

-Je bois, répondit-il après un silence sans quitter son verre des yeux.

- Je vois mais tu n’as pas une femme et un bout de chou t’attendant à la maison ou un boulot te retenant au bureau ?

- Ma fille est plongée dans un coma artificiel depuis qu’un connard ivre ne l’a pas vue traversée à la sortie de son école, ma femme est partie avec mon assistant et ma boîte de prod’ m’a remercié parce que cet imbécile fait le même boulot pour deux fois moins par mois, il engloutit une grande rasade de rhum et sembla s’émouvoir de voir que son verre se vidait de manière inquiétante.

- Donnez-moi un verre patron et toi donne-moi à boire.

- T’as perdu qui ? Ou quoi ?

- Comme toi. »

            Qui lança au milieu de la torpeur alcoolisée de cette soirée de débauche mélancolique l’idée saugrenue mais tellement motivante et créatrice d’énergies insoupçonnées que celle de se relancer dans le seul métier en rapport avec la musique qu’ils n’avaient plus réellement exercé depuis des années : composer, écrire, créer… ? Nul ne s’en souvient maintenant : est-ce un des troublions, le patron ou la serveuse trop à l’étroit dans sa minijupe taille 32 et son débardeur vert fluo – au demeurant horrible – mais à l’oreille bienveillante et aux sages conseils. Peu de choses ressortirent en définitive de cette nuit oubliée dans les vapes obscures du rhum, du whiskey et du gin, seule une chanson fut au final improvisée sur le chemin de l’appartement de Mick. Alors qu’ils marchaient à reculons, titubant l’un contre l’autre le long des trottoirs désertés de la ville endormie, ils beuglaient à tue-tête :

« Baby, oh baby !

What do you want to do ?

What do you need today ?

What do you want this night ?

Oh baby !

 

« Night is  night,

And I need a woman

To love her, to hug her.

Oh !Oh ! I need a woman !

Oh baby ! »