La sonnerie marquant la fin de la matinée libéra enfin les élèves. Aspidistra, Roman, James et Kate prirent place dans la file des demi-pensionnaires. Une vingtaine de minutes plus tard, ils gravissaient quatre à quatre les cinq volées d’escaliers qui séparaient la cour du toit. Aspidistra fut prise de remords en pensant au « bleu » – ainsi que l’on nommait les nouveaux – à qui elle n’avait pas encore pris la peine d’expliquer le fonctionnement du self – elle ne savait d’ailleurs même pas s’il était demi-pensionnaire…
Roman poussa la porte mais s’immobilisa dans l’embrasure : il avait entendu un bruit. Ils avancèrent plus lentement en faisant attention à être silencieux. Le toit se composait de deux espaces situés de part et d’autre de la construction renfermant l’escalier, celui-ci donnant sur l’un, l’on devait emprunter un passage longeant le mur pour atteindre le deuxième, d’où provenait des sons de lutte. Ils longèrent le mur afin de savoir qui pouvait bien – mis à part eux et les jumeaux – utiliser ainsi le toit du lycée durant la pause déjeuner. Ils passèrent la tête et virent un jeune homme de dos : torse nu, cheveux longs noirs, des poids accrochés aux avant-bras et aux chevilles, il s’entraînait au combat à mains nues. Il s’arrêta et alla s’accouder au rebord, le regard perdu tourné vers l’horizon, tout en se rhabillant il murmura :
« J’y arriverai, je les forcerai à l’admettre, Georgina… »
« C’est lui, pensa Aspidistra, c’est l’homme d’hier soir. » Il se retourna et ils se retrouvèrent nez à nez avec Shin.
« Qu’est que tu fais là ? s’enquit James qui fut le premier à réagir.
_ Je prend ma pause déjeuner, répondit Shin, il passa à côté d’eux et descendit l’escalier.
_ Il travaillait quel art martial ? demanda Ronan.
_ Aucun, lui dit Pierce qui somnolait dans un coin alors que Phoebe finissait une part de tarte au pomme à côté de lui.
_ Pardon ?
_ Il ne pratique pas un art martial, expliqua Pierce, il pratique les arts martiaux pour être précis.
_ Comment tu le sais ? questionna Roman.
_ On le connaît, intervint Phoebe.
_ Il n’a pas l’air commode, dis-moi, souffla James.
_ Autant que quelqu’un qui vient de la banlieue-est<!--[if !supportFootnotes]--><!--[endif]-->, répliqua Aspidistra.
_ Le quartier le plus mal famé de la ville, celui des gangs où même la police ne va qu’en voiture blindée? demanda Kate.
_ Oui.
_ Comment tu le sais ? questionna Roman.
_ Premièrement, je te rappelle que j’y habite, deuxièmement, il m’a aidé hier soir alors que j’avais un petit problème et troisièmement, j’ai trouvé une note de son blanchisseur qui était tombée de sa poche : c’est celui chez qui je vais. Il vient bien de là-bas ?
_ Oui, » répondit simplement Pierce avec un hochement de tête.
Roman s’assit, prit dans son sac un petit calepin et l’ouvrit avec une attention toute particulière. « Tu collectionnes toujours les affiches miniatures de cinéma ? _Oui. J’ai acheté celles d’Il était une fois dans l’Ouest de Sergio Leone, de Voyage au bout de l’enfer de Cimino et Full Metal Jacket de Stanley Kubrick. _Drôle de passion quand même pour un fan d’arts martiaux, tu ne trouves pas ? _Chacun son jardin secret, James est philatéliste et poète, Kate recherche les 1001 albums les plus importants composés depuis 1950, Phoebe se passionne pour les matchs de tennis, Pierce… je préfère passer ses petits plaisirs sous silence et toi tu essaies tant bien que mal à découvrir une recette de cuisine que tu peux réussir convenablement… » Il sombra dans l’évanouissement le plus léthargique après les coups de point simultanés que lui administrèrent sans ménagement Aspidistra et Pierce.
Le reste de l’après-midi se déroula normalement, aucun contact n’étant engagé par l’une ou l’autre partie. Aspidistra réfléchit simplement à un moyen de parvenir à une détente des relations durant les jours suivants.
Ekichi, cheveux décolorés courts, santiags, jeans et veste de cuir, arrêta sa voiture, une veille fiat familiale, devant les portes du lycée. C’était le premier jour de cours de Shin, de Phoebe et de Pierce et il venait leur faire la surprise de les chercher pour les ramener – et leur donner au passage une leçon de conduite. Il remarqua tout de suite les quatre énergumènes qui traînaient là : « racketteurs » pensa-t-il. Shin et Pierce n’allaient pas, mais vraiment pas du tout, apprécier… lui non plus d’ailleurs. Il descendit de l’engin alors que la sonnerie retentissait dans les bâtiments. Quelques minutes plus tard, un flot d’élèves sortait de l’établissement et le trio s’avança vers lui. Ekichi indiqua à Shin les quatre hommes d’un signe de main. Son air s’assombrit en voyant que ceux-ci avaient déjà pris un jeune à part. Au moment où il allait intervenir ce dernier cria… L’un des individus venait de lui donner un coup de poing au ventre et le collégien pleurait, agenouillé devant ses bourreaux. Personne ne réagit. Le gamin sentit une main ferme mais réconfortante se poser sur son épaule et une voix forte vibra dans ses oreilles : « Vous n’avez pas honte de vous attaquer à quatre à plus faible que vous ? Ou êtes vous trop lâches pour vous battre comme des hommes, à la régulière ? » Silence.
Aspidistra regardait la scène accoudée au mur du lycée, seul Roman était avec elle, James et Kate roucoulant déjà sur le chemin de leur maison respective.
Un des quatre tira un couteau et le pointa sur Shin :
« Mêles-toi de tes affaires sinon…
_ Tu crois que tu me fais peur ? demanda simplement Shin.
_ Tu n’as peut-être pas peur, mais si tu nous attaques, d’autres membres du gang s’en prendront à ta famille. Tu as une petite sœur ? Si tu veux que son copain soit le premier… » La fin de sa phrase se perdit dans un cri de stupeur : Shin qui jusque là avait gardé la tête baissée venait de la relever tout en frappant de toutes ses forces le mur à côté de lui. Nul ne su ce qui avait effrayé le délinquant : l’impact du coup sur le mur ou les yeux de démons enflammés qui étaient alors braqués sur lui. Il resta un instant immobile comme paralysé et ne retrouva sa capacité de mouvement que lorsque Shin l’attrapa à la gorge et le souleva de terre aussi facilement qu’une plume.
« Tu diras à ton chef que Shin Itchie n’a pas peur de vous et que si je vous revoie traîner dans le coin pour racketter des collégiens je pourrais bien ne pas me montrer aussi clément. » Il le relâcha et le laissa partir en courant. Dans sa fuite le voyou entendit encore ces mots résonner derrière lui : « Souviens toi, Shin Itchie de la banlieue-est. » Shin le regarda détaler avant d’aller retrouver Ekichi et les jumeaux.
« Tu te fais une super promo, lui affirma Pierce goguenard.
_ M’en fous, je ne supporte pas que ces idiots puissent se permettre n’importe quoi.
_ Je suis bien d’accord.
_ En voiture, tout le monde, » lança Ekichi.
Aspidistra voulut s’avancer mais Roman la retint. « Il comprendra bien assez tôt. » Elle fit « non » de la tête. « Je sais maintenant où j’ai entendu son nom mais. Je croyais qu’il appartenait plus à une rumeur qu’à autre chose… » Il la regarda, intrigué. « Promets moi une chose, Roman : ne te bats jamais contre lui. » Elle se tourna mais la voiture était déjà loin. Il lui secoua violemment le bras. « Qu’est-ce que tu veux dire ? Pourquoi ? » Elle lui jeta un regard triste. « Club Ya-chi-ru<!--[if !supportFootnotes]-->… » Il blêmit, écarquilla les yeux et lui lâcha le bras. Elle en profita pour filer, elle devait vérifier quelque chose…
Il y eut un soir, il y eut un matin…