Après la pause, Aspidistra regagna sa place et retrouva Shin. Ce dernier somnolait sur sa chaise les yeux fermés.
« Il s’en est remis ou est-ce qu’il pleure dans un coin ? demanda-t-il ironiquement.
_ Euh… je crois qu’il cherche encore la réponse.
_ Il ne la trouvera pas s’il ne scrute pas au plus profond de son âme, dit-il sans laisser transparaître un quelconque sentiment de pitié ou de compassion. Mais s’il ne le fait pas, il restera faible et il mourra : tel est la loi la plus ancienne et la plus élémentaire qui fonde l’évolution de l’humanité…
_ Arrête ! le coupa Aspidistra abruptement. Ce que tu dis est idiot et monstrueux, nous n’en sommes plus à la préhistoire.
_ Ce qui est étrange c’est que tu as toi-même choisi une voie pour devenir plus forte.
_ Mais non, je n’ai pas…
_ On ne choisit pas la voie des armes sans raisons, même inconsciemment.
_ Ah oui, toi c’est à cause d’une fille, peut-être ? Comme Georgina… »
Shin se redressa, déplia puis replia plusieurs fois ses doigts. Lentement ses pupilles glissèrent vers elle et s’arrêtèrent sur elle. Elles s’embrumaient de sentiments contradictoires allant de la haine refoulée à la tristesse profonde et sincère. Aspidistra vit même une ébauche de larme coulait le long de sa joue. Son poing s’écrasa sur la table et elle en ressentit les vibrations dans tout son corps. Des sueurs froides naquirent dans son dos et elle se demanda sérieusement si elle n’était pas allée trop loin.
« Il y des choses que je te serais gré de taire dans ton intérêt le plus strict. »
Il se releva et lui tapota amicalement sur son épaule et lui souffla à l’oreille : « Et entre nous, cela me déplairait beaucoup d’avoir maille à partie avec toi… et ça ne servirait en rien mes objectifs. » Il retira sa main et caressa doucement les cheveux d’Aspidistra puis distraitement il se retourna et flâna cinq minutes dans le couloir pour se détendre.
A la fin du cours, il sortit. Aspidistra alla voir James. Ronan était partit pour remonter le moral d’Hans qui déprimait dans un coin de l’étage. Kate discutait avec le professeur de mathématiques.
« Il se réchauffe peu à peu. » Il la regarda bizarrement.
« Tu disais ? »
Aspidistra sourit, parler à James après un cours de maths était une épreuve de patience autant que de concentration – son cerveau, brillant par ailleurs, avait parfois du mal à se réveiller suite à certains traitements.
« Il se réchauffe, cette fois c’est lui qui a entamé la conversation. » James soupira.
« Peut-être, mais j’espère qu’il ne compte pas faire la morale à tous les capitaines sinon il ne fera pas de vieux os ici. »
Aspidistra passa la main dans sa chevelure. « Il m’a fait peur à un moment, j’ai cru que j’avait dépassé la ligne rouge. » James se redressa.
« Ah bon. Tu lui as parlé de quoi ?
_De choses et d’autres… » Elle marqua une pause.
« Il m’a parlé d’une voix très douce, en détachant bien chaque mots, il m’a attrapée à la gorge et j’ai pensé un instant qu’il allait me tuer mais il a dit qu’il le regretterait et m’a lâchée, ensuite il a caressé mes cheveux et s’est retourné comme si de rien était… » James la fixait totalement abasourdi.
« Tu as eu une expérience quasi-sexuelle avec lui ? »
Le poing d’Aspidistra s’écrasa sur sa tête, l’incrustant profondément dans la table. « Redis encore une fois un truc comme ça et je t’envoie à l’infirmerie. » Kate effleura son épaule.
« Tu y as peut-être été un peut fort, non ? » Elle s’étira.
« Bon mon chou, tu te relèves, j’aimerais y aller, maman m’a dit de ne pas rentrer trop tard ce soir. » James rehaussa la tête en cherchant un mouchoir pour son nez qui saignait.
« J’arrive… »
Soudain, Roman ouvrit la porte d’un coup de pied : « James, Kate et Aspidistra, grouillez on a un gros problème ! Toi, va chercher les autres vice-capitaines immédiatement : dis leur de venir à l’entrée du lycée et vite ! » Déjà la tornade avait disparu. Les trois échangèrent un clin d’œil puis quittèrent la pièce le plus vite possible.
Les portes de l’établissement étaient closes. Les élèves attendaient devant à une distance respectueuse. Juste derrière les lourds battants en bois et en acier, un petit groupe faisait le pied de grue. Enfin les derniers attendus arrivèrent et deux vice-capitaines ouvrirent les portes. De l’autre côté de l’enceinte, une dizaine de voyous patientaient. L’un d’eux s’avança de quelques pas et cria :
« On ne veut que le gars aux yeux rouges, le reste ne nous intéresse pas. » Sa voix était puissante et brutale, elle frappait l’esprit de l’interlocuteur dans le but de l’impressionner.
« Que fait-on ? » demanda Roch Renger<!--[if !supportFootnotes]--><!--[endif]-->. Les autres élèves commençaient à rechercher, d’eux-mêmes, une solution pacifique afin de contenter chacune des parties. Ce fut le début d’une « chasse aux sorcières. » La situation se dégradait à vitesse « grand V » et le moral des étudiants descendait de même manière.
« Je crois qu’une réaction énergique est de mise, observa Ralph Ensein<!--[if !supportFootnotes]-->.
_ Bon, on fait quoi maintenant à part se tourner les pouces ? » interrogea Sacha Denric<!--[if !supportFootnotes]--><!--[endif]-->. Il jeta un regard méprisant aux élèves qui se faufilaient dans l’espoir d’observer d’un peu plus près les événements, il leur cria de partir puis il reporta son attention sur les voyous.
« Procédons avec une certaine méthode. D’abord c’est qui cet élève aux yeux rouges ? s’enquit Yvan Lekerec dogmatique.
_ Un nouveau de la classe 2-7, répondit Hans machinalement.
_ Qu’est-ce qu’il a fait ? s’inquiéta Yvan Lekerec sans pour autant éprouver une once de sympathie pour la personne en question.
_ Il a défendu un élève de cinquième contre des racketteurs, répliqua Hans.
_ Mais c’est totalement contraire aux règles du lycée, s’indigna Yvan Lekerec de façon très réservée.
_ Alors qu’est ce qu’on fait ? fit Roman pour une fois respectueusement.
_ On le livre, souffla courageusement quelqu’un derrière eux.
_ Je refuse, cria Aspidistra écoeurée.
_ Tu n’as pas à le faire, trancha une voix familière, les lâches n’ont pas à décider de la conduite que j’ai à mener.
_ Lâches ?!? » Tous avaient parlé d’une même voix.
« Oui, car eux seuls traitent avec les gangs, » acheva Shin.
Shin avançait vers eux à grands pas, il les dépassa et s’accouda contre un des battants de la porte. Il fouilla dans ses poches et tira une cigarette et un briquet. Il l’alluma, tira un bouffée, laissa sa tête basculée en arrière, inspira puis regarda vers les délinquants, prit une dernière bouffée, écrasa sa cigarette contre un mur et jeta le mégot dans une poubelle, puis s’avança vers la sortie.
« Que fais-tu ? demanda Hans.
_ Je vais leur donner une leçon, » répondit-il. Il pivota sur ses talons et passa la porte. Il paraissait très calme. Son port était altier, fier, il ne laissait transparaître aucune émotion comme s’il était encore plus insensible au monde extérieur à l’approche du combat que dans des moments « normaux ».
« Il est fou, » pensa instinctivement Aspidistra. Elle voulut s’avancer mais Hans et Roman la retinrent d’un même geste. « C’est son combat, c’est son choix, sa décision, » semblait dire les yeux de Roman. « Mon devoir est de protéger et de guider ceux qui me sont confiés et leur défense est la cause juste dont a besoin mon cœur pour se battre, » songeait Hans. « Mais toi, quelle est ta réponse ? Quelle est ta cause ? Que ressent ton cœur quand il se bat ? Et plus important comment se bat-il ? En fonction des réponses à ces questions, je saurais si je peux te faire confiance ou si tu es une menace pour ceux qui sont sous mon aile, Shin Itchie. » Shin ne devait rien savoir de ces pensées mais il agit ce jour-là comme s’il y répondait.
« C’est toi le type aux yeux rouges ? » L’interlocuteur avait changé, sa voix était plus douce, plus mielleuse, soporifique pour être précis.
« Oui, convient-il sans s’arrêter.
_ Tu viens seul ?
_ Oui, répondit-il abruptement.
_ Très bien… tu vas passer un sale quart d’heure.
_ Non, fit-il glacial.
_ De quoi, connard ?…
_ Je vous propose quelque chose : un duel d’homme à homme à la loyale, leur cria-t-il.
_ Pourquoi on accepterait, crétin. On va te briser les os du dos jusqu’à ce que mort s’en suive.
_ Vous semblez oublier ce qu’est réellement un maître du club Ya-chi-ru. »
Les voyous se jetèrent sur lui. Il reçut le premier en l’envoyant au sol d’une prise de judo, arrêta le second d’un enchaînement droite gauche digne d’un bon boxeur, esquiva un coup, riposta des poings et des pieds. Il pratiquait un mélange souple et fluide de boxe, karaté, judo, aïkido et de ju jutsu. Il réussit à vaincre tous ses adversaires, sans recevoir plus d’attaques qu’il n’en avait donné.
« Impressionnant, » souffla Roman interloqué. « Je comprend pourquoi Aspidistra m’a interdit de me battre avec lui. » Il sourit à cette pensée.
Shin vint récupérer son sac, salua d’un signe de tête et fit un geste de la main aux jumeaux qui s’étaient avancés.
« On rentre, » leur dit-il.
« Aspidistra, tu habites dans la banlieue-est, non ? interrogea Isaac Heyserhim<!--[if !supportFootnotes]-->, le supérieur hiérarchique direct d’Aspidistra. Alors tu vas le suivre et tu vas essayer de le comprendre : t’es dans sa classe, on te demande pas de sortir avec lui mais de nous dire si oui ou non cet élève est dangereux. Et c’est un ordre !
_ Bien, capitaine, puisque c’est demandé si gentiment, je vais le faire. » Et elle partit sur les pas de Shin. Un frisson d’excitation la parcourut mais se calma convenant du fait qu’il n’y avait aucune raisons de s’énerver ou de s’inquiéter. « Sauf qu’il n’y avait a priori aucune raison de s’inquiéter lorsque je lui ai parlé en classe. »