Aspidistra entra en classe le plus naturellement possible. Kate attendait assise à sa place lisant un des journaux gratuits d’une qualité douteuse que l’on vous mettait dans la main à la descente du tramway. Elle releva la tête et poussa un petit soupir de soulagement : elle détestait la solitude. Elle se leva pour embrasser Aspidistra mais se retint au dernier moment la dévisageant étrangement.
« Tu as pleuré, affirma Kate.
_Oui, hier soir et un peu ce matin.
_Des mauvaises nouvelles de ton frère ?
_Oui, mais pas que…
_A cause d’un garçon ? »
Aspidistra se mordit la lèvre inférieure : Kate, sous des dehors parfois un peu simplet, était une fine observatrice et elle pouvait deviner ce qui clochait chez quelqu’un, même lorsque l’on tentait de s’en préserver. Elle souriait d’ailleurs de manière très convaincante.
« Oui. »
« C’est Shin, » pensa Kate, « allons-y prudemment néanmoins. Il me semble qu’il y a quelque chose qui ne va pas dans leur relation. Elle est trop proche de lui, trop vite… »
« C’est Shin, n’est pas ?
_Oui. Comment le sais-tu ?
_C’est facile à deviner : tu prends toujours sa défense avec les jumeaux, même Roman l’a remarqué.
_Roman ?
_Oui, et je ne suis pas entièrement sûre qu’il apprécie. »
La réaction que Kate attendait ne se fit pas prier : Aspidistra détourna la tête comme pour marquer son agacement mais la rougeur de ses pommettes trahissait une certaine gêne. « Répond clairement pour dissiper tout soupçon, » songea Aspidistra, « je n’ai aucune envie de m’embarquer dans une discussion de ce type avec Kate maintenant. »
« Je n’en ai rien à faire de son avis, c’est ma vie, pas la sienne.
_Je suis d’accord. Alors, tu vas lui demander ?
_Quoi ?
_A ton avis : tu l’aimes, non ? »
« Oui… » répondit une petite voix dans la tête d’Aspidistra.
« Non !
_Mais, tu viens…
_Je sais, je sais que je l’aime mais je ne veux pas de cet amour. Ce type est plus froid que les glaciers de l’Himalaya et il ne pense qu’a une chose à défaut de lui-même : à devenir plus fort.
_Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît point…
_Arrête, j’ai dit que je voulais attendre l’homme qu’il me faudrait, si je dois me jeter dans les bras du premier venu je ne suis pas mieux de cette jeunesse « triomphante » qui se fourvoie dans tous les coins pour quelques frissons anecdotiques qu’elle ose nommer l’amour. Alors non je ne suis pas assez folle pour fondre entre ses bras de givre. »
« Bras de givre. Brrr… Intéressante mais pas très engageante comme comparaison, » se dit Kate en elle-même.
« Il y a toujours un peu de folie dans l’amour mais il y a toujours un peu de raison dans la folie…
_C’est de qui ?
_Nietzsche, je crois.
_Ce genre de chose ne m’avance pas, je ne veux pas de lui de même qu’il ne veut pas de moi !
_Qu’est qui te permet de dire ça ?
_Hier, j’ai essayé de lui montrer que je voulais qu’il reste avec moi en faisant ce que tu m’as appris, le coup des clés mais…
_Mais ?
_Il n’a même pas fait attention. Il a attendu un instant puis il est partit.
_Normal.
_Pardon ?
_Je te rappelle une chose : il n’a jamais été dans un univers comme celui-ci. Il ne connaît rien de tous les tours dont nous usons pour nous séduire ici. Il a une grande culture, peut-être, mais il ne sait pas parler aux femmes, il ne sait pas parler d’amour : il ne sait être que ce qu’il est et il est, c’est vrai, arrogant, sûr de lui et orgueilleux. Oui, il est tout cela, mais il est aussi généreux, courageux et beau. Nous avons tous nos défauts et nos qualités. »
La discussion s’acheva avec l’arrivée des premiers élèves.
Les cours du matin eurent lieu sans difficultés réelles. Durant l’après-midi, eurent lieu les tests de sport : vitesse, saut, lancer et un sport collectif au choix. Shin et Pierce choisirent le football. Ils commencèrent par le saut. Shin obtient un bon résultat pendant que Pierce finissait premier. Au lancer, l’un comme l’autre se classèrent dans les dix premiers.
La première surprise vint de l’épreuve de vitesse : Shin eut le meilleur temps en dix secondes quatre-vingt trois. La deuxième de la fin du match de football, alors qu’il s’était plutôt illustré par ses capacités de passeur, de centreur et par sa vision du jeu, Shin récupéra à l’entrée de la surface de réparation un ballon mal dégagé par la défense : petit amortie de la poitrine, un jongle pied droit pour éliminer son vis-à-vis et une demi-volée pied gauche qui fusilla sans sommation la défense. La balle fusa vers la lucarne mais Pierce, qui jouait goal, avait anticipé, tel un félin, il avait plongé, avec un peu d’avance, du bon côté, sur sa droite… Le corps à l’horizontale, étendu au-dessus du sol, comme suspendu par des fils invisibles, il réussit dans un effort sublime et un réflexe ultime à dévier le ballon d’une gifle… celui-ci frappa la barre transversale et sortit mais au moment où un défenseur allait le renvoyer une ombre se jeta : Shin reprit le balle d’une tête plongeante lumineuse et l’expédia dans le but à l’opposé de Pierce.
« Il n’a perdu un dixième de son niveau de jeu en un an, il a dû s’entraîner depuis, observa Phoebe.
_Il jouait dans un club avant ? s’étonna Aspidistra.
_Oui, dans un club de quartier qui a été dissous il y a deux ans.
_Quel plaisir peut-il y avoir à taper dans un ballon ? »
Phoebe ria en entendant sa question, celle-ci lui rappelant ses anciennes interrogations datant du temps où Pierce et Shin avaient tous deux commencés à jouer en club.
« Quelque soit le sport que tu pratiques tu n’est pas heureux parce que tu gagnes ou parce que tu participes. Tu es heureux parce que tu dépasses tes limites : le principe des sports collectifs réside dans le fait que toute une équipe t’aide à réaliser cet acte transcendant, et l’adversaire participe également à ce cheminement intérieur. C’est pour ça que Pierce et Shin aime ce sport car même l’adversaire est d’une aide précieuse comme dans les arts martiaux : on ne les pratique pas pour vaincre l’ennemis mais pour se vaincre soi-même. »
Aspidistra leva les yeux au ciel en entendant cela. « Combien de secrets cache-t-il encore au fond de lui ?» pensa-t-elle.
« Phoebe, c’est difficile à dire mais j’ai une question à te poser…
_Quelle est-elle ?
_Réponds moi sincèrement. »
La précision ne parut pas la perturber plus que cela.
« Oui.
_Shin a-t-il eu une petite amie ?
_Tu veux sortir avec lui ? demanda Phoebe en riant de bon cœur.
_Non, mais je lui ai demandé s’il avait commencé les arts martiaux à cause d’une fille et il a failli m’étrangler et lundi, je l’ai entendu parler d’une certaine Georgina. Alors… »
Le sang de Phoebe ne fit qu’un tour dans ses veines et son visage blanchit. Elle se retourna lentement vers Aspidistra et lui imposa le silence d’un geste de la main. Son regard seul suffisait à comprendre que le sujet était difficile à aborder pour elle.
« N’en reparle jamais devant Shin, Pierce ou notre père : tu ferais mieux de l’oublier purement et simplement.
_Pourquoi ?
_Parce que cette simple évocation plonge Shin dans des excès de morosité, de désespoir ou de colère sans nom…
_Mais… »
Phoebe lui imposa encore le silence, ses yeux s’embrumaient peu à peu de larmes mais elle semblait déterminer à finir son explication.
« Georgina était notre mère, à Pierce et à moi. Elle était la sœur du prêtre qui a recueilli Shin et il l’a considérée comme sa mère. Il y a un an elle est allée faire des courses et devait ensuite récupérer Shin à son club de football. Sur le chemin, un gang l’a arrêté dans une ruelle : ils ont abusé d’elle et l’ont tué alors que Shin arrivait. Il en a été traumatisé à vie, je pense. Sans l’intervention d’Ekichi et de quelques personnes du club Ya-chi-ru, il les aurait sûrement tués… »
Quelques larmes coulèrent le long des joues de Phoebe mais elle les sécha. Le cours s’achevait.
Le professeur de sport parla à Pierce et Shin à la fin du cours pour que, comme Pierce, Shin rejoigne le club de football. Celui déclina froidement la proposition. La pression monta à la sortie des vestiaires quand les membres du club apprirent ce refus. La plupart l’ignorèrent mais certains vinrent lui faire quelques réflexions. Shin les remit à leur place, glacial :
« Si vous comptez sur les autres pour gagner, je n’ai rien à faire avec vous. »
Il se leva, ouvrit la porte du vestiaire mais s’arrêta dans l’embrasure :
« De toutes façons je ne suis pas assez bon pour y être. »
Cette phrase eut l’effet d’une bombe. Elle mit tout le monde devant une réalité inimaginable pour la majorité : sa fermeté à l’égard des autres ne semblait être rien en comparaison de celle qu’il s’appliquait. Il partit. Aspidistra, Kate et Phoebe le virent émerger des vestiaires, il marchait droit, fier, arrogant mais surtout furieux. Ses yeux de sang étaient terrifiants à ce moment-là quand ils se fixèrent sur elles et Aspidistra sentit son sang se figer un instant dans sa nuque avant de reprendre sa course. Il tourna au coin du couloir. Pierce sortit tout à-coup et les regarda.
« Vous l’avez vu ? interrogea Pierce.
_Difficile de le manquer : genre tueur à gage j’ai rarement vu mieux, lui fit remarquer Phoebe.
_Tu devrais être habituée à force, c’est toujours pareil avec lui quand il est énervé.
_Il est vraiment toujours comme ça ? demanda Aspidistra.
_Le plus souvent dirons-nous de manière ostensiblement optimiste, répondit Pierce.
_La bonne réponse, quelle est-elle ?
_Celle de ton cœur, tout simplement, » lui dit Phoebe.
Ils s’en allèrent eux aussi. Aspidistra et Kate restèrent seules.
Aspidistra se tournait et se retournait dans son lit, pensant aux différentes révélations que Phoebe lui avait fait. Elle ramena la couverture sur ses yeux et essaya de dormir. Elle ferma les yeux et les images l’envahirent. Depuis son plus jeune âge, elle avait pu voir en rêve les histoires que les autres personnes lui avaient raconté, revivre des films qu’elle avait vus et les livres qu’elle avait lus. Mais aujourd’hui son rêve était beaucoup plus dramatique : elle imaginait les derniers instants de la vie de Georgina, la période la plus traumatisante de la vie de Shin. La ruelle est sombre, une jeune femme cheveux châtain clair court, un groupe d’hommes la poursuit. L’un d’eux la rattrape. Brutal, il arrache la robe de la demoiselle, l’empêche de crier en utilisant sa bouche comme d’un bâillon puis d’un poignard qu’il a tiré de sa ceinture il déchire les sous-vêtements et commence à la violer Enfin alors que la femme s’est évanouie, il l’égorge sans un seul regret apparent. Un adolescent hurle sa haine en se jetant sur les voyous et elle hurle avec lui… Son cri déchira la nuit et la tranquillité de l’appartement familial.
Il y eut un soir, il y eut un matin…