Les cours du jour auraient pu se passer normalement si le professeur de Culture Générale n’avait eu l’idée d’organiser des débats entre élèves par petit groupe. Le premier à prendre la parole, bien contre son gré d’ailleurs, fut le groupe James Kate Phoebe. Après le quart d’heure syndical de réflexion, ils furent amené à exposer leurs « pertinentes analyses » du sujet – « Est-on d’autant plus libre qu’on est indifférent au jugement d’autrui ? » – à la classe.
« Puis-je m’accomplir seul ? A cette question plusieurs réponses peuvent être apportées, commença Phoebe.
« Dans un premier temps, j’étudierai l’idée selon laquelle l’homme se suffit à lui-même. Dans sa pièce Médée, Corneille exprime assez bien cette idée en disant : « que vous reste –t-il ? Moi, moi dis-je et c’est assez, » par cela il montre que l’homme n’a fondamentalement pas d’autre besoin que lui-même pour penser ou pour agir. Sartre va dépasser se stade pour affirmer que l’on n’a besoin que de sa conscience pour être conscient car seul on peut encore se penser soi-même. Dans cette idée, l’homme peut s’accomplir seul.
« Cependant, d’autres philosophes, comme Pascal, vont s’opposer à cette idée, insistant sur le fait que « la pensée fait la grandeur de l’homme » et que sans autrui pour confronter ma pensée à la sienne, ma pensée n’évolue pas ou très peu et que, donc, je ne peux pas tendre vers mon accomplissement.
« On peut ici donner pour preuve le système cartésien : celui-ci remet d’abord tout en doute pour arriver au seul point dont on ne peut pas douter le Cogito, « cogito ergo sum » dit Descartes, puis il va peu à peu rebâtir sur cette base tout son système philosophique en commençant par prouver l’existence de Dieu selon l’idée qu’ayant une idée du parfait il fallait que cette idée ce rapporte à quelque chose et que donc il existait quelque chose de parfait : Dieu. L’homme a donc besoin de références pour pouvoir bâtir sa pensée, il va donc avoir besoin d’autrui puisque seul autrui peut les lui apporter. »
Kate se racla la gorge de manière à interrompre Phoebe puis prit la parole :
« On a besoin d’autrui pour penser cependant on est peut-être d’autant plus libre en étant indifférent à son jugement car on ne doit pas s’y fier. En effet pour Jean-Jacques Rousseau, le premier devoir de l’homme est de « ne pas se fier à autrui. » Il est à constater que pour Rousseau autrui – ses propres enfants compris – n’est jamais un atout mais plutôt un problème. Il a en effet écrit qu’ « à l’état de nature les hommes sont bons et égaux, c’est la société qui les corrompt et introduit entre eux l’inégalité. » Or la société est l’ensemble des institutions et des structures qui mettent en rapport les hommes entre eux. On peut donc en conclure que si les hommes étaient retirés de ces structures ils seraient à nouveau bon et égaux, il n’y aurait alors plus aucuns obstacles à leur épanouissement. Un épanouissement solitaire puisque le fait d’entretenir des rapports avec autrui corrompt les hommes et introduit des inégalités entre eux ce qui empêche leur accomplissement.
« Cette thèse est appuyée, ultérieurement, par Jean-Paul Sartre qui écrit dans Huis Clos que « l’enfer c’est les autres » or autant il est difficile de se fier à quelqu’un autant il est impossible d’être libre en enfer. A partir de ce constat on peut aisément comprendre que pour Sartre la liberté soit une question qui relève du pur raisonnement individuel et qui n’est pas, et ne doit pas, être soumis à la pensée d’autrui. Ainsi, pour lui, l’acteur choisit à chaque instant quelle sera sa conduite, comment il se définit face à autrui plus assimilé à un adversaire qu’à un soutient. Autrui est donc pour Rousseau et pour Sartre plus un frein qu’un atout à l’accomplissement de l’être. On est alors d’autant plus libre que l’on est indifférent au jugement d’autrui. »
Un léger flottement suivit la fin de son exposé avant que James ne prenne la suite.
« Je ne suis pas moins libre en écoutant le jugement d’autrui car celui-ci permet de nous accomplir.
« Cette thèse est soutenue par Sigmund Freud pour qui autrui va me révéler à moi-même. En effet autrui va m’aider, par la méthode psychanalytique, à atteindre mon inconscient et ainsi à découvrir les raisons de certains problèmes qui m’empêche de m’accomplir et donc d’être complètement libre. Freud va même isoler une « voie royale d’accès à l’inconscient » : les rêves. Autrui va donc pouvoir en m’expliquant mes rêves permettre mon accomplissement et ma liberté.
« Cette idée, développée au XIXième siècle, vient appuyer la pensée augustinienne pour qui « l’homme est un inconnu pour lui-même, » or on ne peut raisonnablement penser que l’on ne peut pas être libre tout en étant pour soi-même une énigme. L’homme a besoin de savoir qui il est. Car en restant « pour lui-même une question, » selon la formule de St Augustin, il ne peut réellement être libre. On voit donc ici que c’est la connaissance qui va porter l’homme à son but ultime : l’accomplissement dont découle la parfaite liberté, car c’est par son accomplissement que l’homme se libère totalement de sa condition inférieure et qu’il accède à la pleine liberté, c’est-à-dire à la possibilité d’être à la fois sa fin ultime et le moyen de la fin d’autrui : voilà la liberté de l’homme car c’est la liberté suprême à laquelle il peut accéder c’est la liberté divine. Néanmoins pour atteindre cette liberté suprême l’homme doit d’abord parvenir à une parfaite connaissance de lui-même – selon la formule de J-F Braunstein : « connais-toi toi-même » – or comme il ne peut la posséder de lui-même il doit faire appel à autrui et se servir du jugement de celui-ci pour s’accomplir. Ainsi on est d’autant plus libre que l’on est, non pas indifférent au jugement d’autrui, mais à l’écoute de celui-ci afin de pouvoir accéder à son accomplissement total. »
Un long silence suivit la chute de la conclusion de James. Le professeur relut rapidement ses notes, griffonna quelque chose dans un cahier puis releva lentement la tête.
« Ensemble cohérent et clair. Persévérez ! 14 sur 20. »
Rien d’autre ne pouvait plus perturber le court du temps hormis, bien entendu, les inénarrables « débordements affectifs » de certains élèves entre eux – Hans et Leila, Hans et Roman ou Jimmy et la gente féminine, etc.… Ce fut d’ailleurs au cours de l’un d’eux que la colère de Phoebe explosa.
« Jimmy, pourrais-tu expliquer à tes groupies qu’on n’est pas dans un hôtel de passe et qu’elles feraient mieux de se taire ? »
La réaction des filles fut dans un premier temps exagérée, toutes se retournant vers Phoebe dans l’espoir à peine dissimuler de tenter un homicide, puis totalement inexistante quand elles se rappelèrent que Shin était une sorte de frère pour elle, et accessoirement qu’il somnolait juste derrière la chaise de Phoebe et avait horreur d’être dérangé pendant sa « sieste. » Jimmy, comprenant qu’une effusion trop disproportionnée de « bons sentiments » de part et d’autre était à éviter, et que Hans n’interviendrait sûrement pas considérant l’importance que semblait avoir pour lui le présent échange de salive qu’il entretenait avec Leila, décida en son âme et conscience, et plus ou moins à son corps défendant, – il fut en effet gentiment soutenu dans cette noble décision par Pierce – de quitter la salle de classe pour vaguer à ses occupation de dragage en des terrains moins agités. Ceci entraîna un pèlerinage instantané de la population du beau sexe hors des murs de la salle.
Le capitaine du club de tennis n’avait pas que des amis, Jimmy le savait, il décida donc de s’excuser auprès de Phoebe – qui accepta sous les bons offices de Pierce – de lui pardonner le comportement de ses admiratrices. Leur relation, aussi glacée que le cœur d’un cintre accroché à sa tringle dans la pénombre hostile pareil à un vampire agrippé à la branche morte d’un chêne noir dans l’attente silencieuse du poulain égaré au tendre flanc duquel il ventousera son groin immonde pour aboucher son sang clair en lentes succions gargouillées et glaireuses jusqu’à ce que mort s’en suive, était obscure depuis qu’ils s’étaient rencontrés en dernière année de primaire, oscillant entre la morosité, la complicité et la distance elle avait traversé plus d’une épreuve mais chaque réconciliation semblait avoir raffermie leur lien bien qu’ils n’aient jamais considéré bon de « se mettre en couple. » Cependant le problème actuel n’admettait, selon Phoebe, qu’une unique possibilité de conclusion : une mise au point claire et directe pour faire comprendre à toutes que le lycée, et plus particulièrement la classe, n’était pas un terrain de jeu pour jeune fille en quête d’une reconnaissance passagère obtenue d’yeux qui ne la reconnaîtraient jamais plus ensuite. Ceci était néanmoins difficilement acceptable pour un garçon tout plein d’une virilité qui ne demandait qu’à prendre conscience de ses limites les plus lointaines. Le point final de ce débat ne pouvant être apposé ce jour-là, Pierce en sa bienveillante sagesse proposa de suspendre à décider. Une ombre planait depuis le début sur leur histoire, d’abord insidieuse et implicite aux yeux de Jimmy, elle avait prit une forme physique au début du mois : Shin.
Il y eut un soir, il y eut un matin…