Kate lisait par-dessus l’épaule de James. Celui-ci écrivait plus vite que jamais, les mots tombaient comme les fleurs du cerisier à la belle saison.
« Mercredi, six heure vingt-neuf, comme chaque jour je me réveille, je tend la main et allume la radio; comme toujours le journaliste remercie le présentateur météo puis annonce les titres de son journal avant de les développer plus précisément puis de passer la parole au chroniqueur sportif qui narre avec fièvre les exploits de la veille et ceux à venir; ensuite le présentateur reprend le micro afin d'exposer la revue de la presse avant d'animer un débat politico-socialo-éco-religieux sur la nécessité de l'expansion de la culture basque en Papouasie du Sud-ouest en ce début de XXIiéme siècle. Je me lève à sept heure moins cinq, je suis seul comme d'habitude mes parents sont partis à cinq heure et demie et ne reviendront qu'après vingt-deux heure.
Huit heure, je suis levé, habillé, repu, prêt comme toujours. Après une petite série de pompes, je prends ma guitare, elle appartenait à ma mère, c'est une classique sèche, la caisse en bois verni luis à la lumière de ma lampe, les cordes sont anciennes mais je n'ai pas encore assez d'argent pour les remplacer. Je joue pour passer le temps qui ne courre décidément pas comme je le voudrais, « J'ai demandé à la lune », « God Save the Queen », « Smoke on the water », « le Galérien », « Yesterday », « Day tripper », « Papperback writer », toutes les chansons que je connais s'élèvent tour à tour dans ma chambre pour en briser la mélancolie et le silence.
Vers une heure, je sors, j'aime me promener seul dans les rues, elles sont calmes, je m'y ressource en inspiration, j'y rencontre des gens, ces rencontres me permettent de donner des visages à mes lectures, de voir ma vie autrement au travers d'autres miroirs que mes yeux, d'imaginer un monde différent, d'écrire...
Dix-neuf heure, je sort de chez de moi, je relève mon col, j'ai tout à coup un léger frisson qui me parcours l'échine. Loup n'habite qu'à cinq minutes de la maison. Le soleil lance ses derniers rayons vers la flèche Saint Michel et donne à la vierge de Pey Berland un halo d'or divin. J'arrive, je sonne, on m'ouvre, c'est Loup, « salut ». Les murs verts du petit couloir, qui mènent à deux escaliers - un qui descend à la cave l'autre qui monte en colimaçon vers les chambres - semblent se refermer sur moi comme pour m'emprisonner. Je chasse cette impression stupide et m'avance pensif; au cours de cette traversé du passage, je m'abîme au porte manteau et je m'étonne devant un tableau que je n'avais jamais vu. Dans l'antichambre de la fête, je suis accueilli par Boris, cheveux mi-long et bouc roux, yeux vert émeraude et taches de rousseurs assorties aux cheveux, et Ivan, cheveux courts blond, barbe naissante, yeux bleu et peau assez blanche, qui me grogne un vague bonsoir de sa voix rauque, grave, rocailleuse qui roule les « r » comme un slave. Nous nous avançons dans le salon, une petite pièce carrée éclairée par la lumière timide de cette fin de journée. Florence, Nadjejda et Violaine sont assises dans le canapé, Camille, la « fiancée » de Loup, dans un fauteuil en face d'elles. Elles discutent calmement à voix basses mais elles se figent lorsque nous entrons. Violaine me regarde, nos yeux se rencontre, elle rougit et les baisse. Je suis perdu. Que faire
Loup vole à mon secours en me poussant gentiment : « Tiens assis-toi sur le canapé. » J'obéis, je m'assieds à côté d'elle, tous ils rient, je le sais, intérieurement, nous rivalisons dans la rougeur, ce qui est pourtant loin de nos idées.
Chaps fait alors son entrée, Chaps, rien que de voir ce vieux compagnon mon coeur triste et solitaire s'enflamme de nouvelles forces. Nous nous saluons réglementairement comme nous nous l'étions promis lors de sa Promesse. Chaps, il fut le premier que j'embarquais avec moi dans la grande aventure. Cheveux cour et pattes châtains, lunettes, yeux noisette, peau sèche et écailleuse - à cause d'une maladie de naissance et qui lui a valu le totem de serpent c - un humour à la fois cassant et philosophique, il est de ceux qui pour m'avoir longtemps côtoyé peuvent aujourd'hui me comprendre et m'aider.
Il prend une chaise et s'installe à côté de moi, les autres ont commencé à débattre à propos de la phrase De Gaulle : « Pour gouverner il faut être un nombre impair mais trois c'est déjà trop.» A présent le débat s'oriente sur les élections à venir.
Chaps tourne alors la tête vers moi, son visage s'éclaire d'un petit sourire en coin que je connaît bien il semble m'avertir de la suite, je sais déjà en quelque sorte ce qu'il va me dire, tout du moins je sais de quel sujet nous allons nous entretenir. ( Suspense)
« _ Tu connais la dernière perle de Bruno ? ( Et oui ! )
_Je crains le pire, lui répondis-je.
_Tu peux. Je t'explique : tu te souviens qu'il nous avait donnés des « cours » de secourisme ? _Oui juste avant que parte.
_Exacte, tu te rappelles ce qu'il avait dit pour la PLS ?
_Oui : toujours à droite !
_Et bien c'est faux et c'est même grave. Ce week-end j'ai passé mon brevet de secourisme, mon professeur m'a expliqué que si on mettait une femme en PLS sur la droite si elle est enceinte on peut couper un canal d'alimentation du bébé et donc le tuer.
_Non.
_Si.
_Ce n'est pas possible ?
_C'est Bruno... (C’est vrai : j'oubliais.)
_Vous parlez de quoi ? Nous demande Violaine.
_Scout...
_Ah ! au fait ...Tu ne m'as jamais expliqué pourquoi... Pourquoi tu avais quitté les scouts, toi qui passais quand même pour l'un des scouts les plus motivés du district.
_Et il en était réellement un ! »
J'ai un moment de silence, cette question est à la fois trop naïve et trop précise pour ne pas être dénuée d'intérêt pour celle qui la pose quelle qu'elle soit d'ailleurs... De même l'affirmation de Chaps m'étonne, lui d'habitude si froid et réservé envers elle, semble appuyer sa requête de tout son poids. Mais je n'aime pas me défiler alors après un soupire je me lance, je raconte, tout, la belle époque des premières années avec mon engagement puis celui de Chaps, puis le marasme et l'enlisement avant les contradictions, les malaises, les tentions, et les échecs de la dernière et enfin l'ultime camp, l'aventure finale avec ses rebondissements, ses coups bas, ses trahisons, ses déceptions : les coups de folie de Sylvestre, les responsabilités accablantes, les quolibets, les critiques et pour finir le bouquet final : le retour en train sans autres chefs, donc dans l'illégalité la plus totale - non-respect des règles Jeunesse et Sport - que nous, Chaps et moi, mineurs, avons du couvrir de notre silence et de notre responsabilité, jusqu'à Bordeaux, cette perle, puis les suprêmes passes d'armes, luttes, combats et désillusions.
Chaps hoche la tête doucement : ces souvenirs lui sont aussi désagréables qu'à moi. Violaine semble glacé mais je peux sentir dans son regard la même haine que celle que j'éprouve pour ces gens-là.
Alors qu'elle et moi nous nous perdons, sous le regard mi-médusé mi-amusé de Chaps, elle la bannie moi le déserteur, dans une méditation silencieuse des réflexions que nous lisons chacun dans les yeux de l'autre, Loup se levant s'écrit : « Maintenant on va danser, Boris et Ivan déplacez la table et les chaises, vous deux aidez-moi à amener et brancher la sono. Cinq minutes plus tard tout le monde danse comme d'un seul homme au son de la musique déchaînée que Chaps - qui officie en tant que DJ - avait amené ou qu'il avait trouvé dans la bibliothèque de Loup. Nous dansons tous les deux... »