Il parcourut le court chemin qui séparait sa classe du bureau du directeur. Celui-ci ne recevait jamais vraiment les gens : personne ne l’avait vu depuis près de dix-sept ans mais sa voix froide et mécanique animait, toujours imperturbable, les moindres actions bureaucratiques qui s’accomplissaient dans l’établissement. Le parloir où chaque convive venait pour parler au solitaire – surnom affectueux donné par les élèves à leur directeur – était une pièce simple sans fioriture mais confortable et bien aménagée. Un rideau noir tendu sur une grille de bois sculpté séparait les deux interlocuteurs.
« Vous avez demandé à me voir, monsieur ?
_Ah oui ! Shin, notre brillant capitaine… tu sais j’imagine que tu vas être nommé à la Chambre.
_Oui.
_Bien, je voulais expliciter avec toi quelques points particuliers du règlement… »
Vingt minutes plus tard, Shin filait à travers la cour pour gagner le dojo. Les autres membres y étaient déjà, en grande discussion d’ailleurs.
« Qu’est-ce qui se passe ?
_Mike viens de passer pour nous indiquer où on va jouer samedi, lui répondit Jimmy.
_Et ?
_Au Baxterfly Pub, un bar rock tendance pop, sur la 14ième, expliqua Hans. On fera le dernier tour de chant.
_On joue quoi ?
_Surtout des reprises : Painted Black des Stones, Yellow Raven de Scorpions, Yesterday et While My Guitar Gently Weeps des Beatles et Let Me Down.
_Let me down ?
_Une des chansons que j’ai écrites et composées avec Hans, indiqua Jimmy.
_On ne devait pas chanter des chansons que vous aviez composées ?
_On n’a pas le temps de toutes les apprendre et de répéter, répliqua Jimmy.
_Tu chanteras uniquement pour l’instant, Shin, si ça ne te dérange pas, lui dit Hans.
_D’accord.
_Voilà le texte et un enregistrement de Let me down. La voix du chanteur n’est pas terrible mais ça tu devais t’y attendre, non ? »
Jimmy lui tendit une feuille de papier et un cd puis lui prit la main et regarda attentivement ses doigts.
« Tu devrais plutôt jouer de la basse avec des doigts pareils.
_Je n’ai pas de basse.
_Hum, hum…
_Oui, Pierce ?
_Tu pourrais demander à Ekichi de te prêter la sienne le temps d’en trouver une à ta main.
_J’y songerai. »
Shin déplia la feuille de papier et la parcourut rapidement des yeux.
« Je peux être indiscret ?
_Vas-y, l’encouragea Jimmy.
_Tu as déjà pensé au suicide ?
_Pourquoi ?
_Juste une impression… »
Il relut plus lentement le texte dans sa tête.
Now girl, it’s time for me to say the bad news (Maintenant petite, il est temps pour moi de te dire)
That for you wait all this while : (La mauvaise nouvelle que tu as attendu tout ce temps)
I go back on the way of my life, (Je repars sur la route)
On the road of adventure… (Sur le chemin de l’aventure)
So plaese, baby, don’t cry… (S’il te plaît, petite ne crie pas…)
Let me down, (Laisse moi tomber)
Let me go away, (Laisse moi partir)
Let me go back (Laisse moi retourner)
So far away from you… (Si loin de toi…)
He loves you, you know ? You can be proud of this. (Tu sais qu’il t’aime, tu peux en être fière.)
You can be glad, he’s that I’m not. (Tu peux être heureuse, il est ce que je ne suis pas)
He loves you and you know it is true (Il t’aime et tu sais que c’est vrai.)
Love him do all your life (Aime-le tu ta vie)
Please, baby, forget me… (S’il te plaît, petite oublie moi…)
Let me down,
Let me go away,
Let me go back
So far away from you…
« Vraiment beau comme texte, mélancolique surtout, on sent tout le vécu que tu y exprime…
_Pardon ? Le vécu ? Je n’ai jamais largué comme ça !
_Heureusement pour toi sinon on serait entrain de fleurir ta tombe à l’heure actuelle… »
La suite de cette discussion forte agréable eut été d’une rafraîchissante inventivité verbale si Hans n’avait pas décidé de sortir de la morosité ambiante pour leur imposer une répétition sortie de derrière les fagots… Au grand désarroi de Pierce qui ne voyait pas pour quelle sombre raison il devrait répéter avec Shin des chansons sans son instrument et alors qu’il ne chantait jamais sur scène – même si cette dernière résolution était encore en sa prime jeunesse.
Pierce poussa la porte de la maison et bailla bruyamment.
« La basse de mon père doit être dans son bureau, monte voir, je vais dans la cuisine prendre un verre d’eau. Phoebe devine qui vient dîner ce soir… »
Shin monta à l’étage et fouilla le bureau d’Ekichi de fond en comble. A part remarquer que les entraînements précédents seraient bientôt considérés comme le mythique Jardin d’Eden, il ne trouva rien qui ressemblait de près ou de loin à une basse guitare. Il redescendit.
« Ekichi ? Pierce m’a parlé d’une guitare basse que…
_Oh ! ne m’en parle pas !
_Pourquoi ?
_Je l’ai amené ce matin pour faire changer les cordes et après un malheureux concours de circonstances elle a finit sous les roues d’un trente tonnes. Autant dire quelle est inutilisable.
_J’allais le dire…
_Pour quelle raison voulais-tu cette basse ?
_On monte un groupe pour dépanner un ami de Jimmy et il faudrait que je sois bassiste de dans d’après lui, alors.
_Il la faut pour quand ?
_Le concert est samedi…
_Phoebe, on va faire une course, on revient.
_Ne tardez pas trop ! »