Je crus défaillir quand le pas de la porte fut franchi par les visiteurs. Tout d’abord, s’introduisirent Geoff Colin, bassiste des Jeff’s, les cheveux bruns mi-long, qui vint s’asseoir à côté de moi, James Marcy, chanteur, pianiste et violoniste du groupe, cheveux châtain coupés mi-court laissaient entrevoir un front fier et droit, Pierce Harkes, guitariste rythmique et cousin de Paul, cheveux blonds longs, et John Warin, le batteur, un colosse de plus de deux mètres aux cheveux roux coupés court et à la musculature imposante. Puis ce furent Kate Sand, épouse Marcy, la personne chargée de sillonner les villes des tournés afin de définir les groupes assurant la première partie des concerts des Jeff’s, Phoebe Harkes, épouse Fleury, la préposée, avec Angelina, à l’intendance du groupe pendant les tournées, Floyd Fleury, leur photographe attitré, réalisateur de leurs films promotionnels et ingénieur du son de leurs derniers albums. Enfin Laurence Dilis, épouse Colin, la madame presse/relations publiques, conseillère en communication du groupe, vint prendre place à côté de son mari. En un instant, l’ensemble de l’organisation Jeff’s s’était réuni autour de moi.
« C’est le journaliste dont je vous ai parlé, prévint Angelina.
_ Hum… Tu veux en savoir plus sur Paul ? demanda Pierce. Pas la peine de répondre, dit-il alors que je levais les avant-bras, c’est bon. On n’est pas ici pour te manger mais qu’une personne parmi nous qui peut te comprendre. Tu racontes ? »
Angelina approuva d’un signe de tête.
« Hormis Pierce et Phoebe qui sont ses cousins, nous avons tous vu Paul pour la première lors d’un match de boxe d’exhibition l’opposant au meilleur boxeur lycéen de la ville : Ralph Ensein, ce fut un massacre. Il s’inscrit au Lycée Thomas Jefferson l’année suivante avec un double objectif en tête : prendre sa revanche sur Ralph et, nous devions le comprendre après, réunir le meilleur groupe de musique de la ville.
_ Tenez, dit Phoebe en me tendant un classeur bleu ouvert, c’est ce que j’ai écrit dans mon journal le jour de l’arriver de Paul. »
Je l’ouvris et parcourus l’écriture fine, académique jusqu’au bout des ongles, presque une écriture de machine :
« … Il ne s’ouvre pas aux autres. Mais s’il reste en retrait, j’ai l’intime conviction qu’il se plaira dans cette ambiance… s’il arrive à se faire oublier des autorités disciplinaires… »
Simple et lapidaire, je reconnais bien le style de communication qui allait les caractériser par la suite. Je continuais ma lecture en tournant les pages au hasard. Je changeais de section : l’écriture était plus relâchée, plus souple. C’était celle d’Angelina. Je m’arrêtais sur un passage marqué d’une étoile : la première expérience de « couple » de Paul et d’Angelina.
« … Paul sourit et tira une bouffée sur sa cigarette.
« Toujours aussi polisson celui-là. » Je venais de le rejoindre et lui jetais un regard bizarre.
« Tu parles tout seul maintenant ?
_Je réfléchissais, veux-tu. » Il fit quelques pas puis s’arrêta et tendit la main vers moi. « Tu viens ? Je te raccompagne. »
Je restais figée pendant un court instant puis courut vers lui, pris sa main tendue et répondis. « Oui. »
[Le lendemain matin, appartement de la famille Coll.] J’ouvris les yeux, lentement je me relevai sur son lit, passai une main dans ses cheveux avant de chercher à tâtons l’interrupteur. Je m’appuyai sur le mur contre lequel était disposé mon lit et mes paupières retombèrent. J’avançais d’un pas tout à fait quelconque vers les grilles du lycée. Paul y était, il discutait avec quelqu’un qui me voyant approcher préféra partir. Peu m’importait ce que cette dernière pensait de moi. Il m’attendait, j’en étais sûre. Je le taquinai, il répondit puis tendit sa main dans son dos, vers moi… Je sentis mon cœur s’embraser, je m’élançai et attrapai cette main. Celle-ci était ferme et réconfortante. Elle se referma sur la mienne, la tira en avant et je glissai doucement contre son dos.
Il ne broncha pas et continua à avancer dans une rue transversale jusqu’à une moto cadenassée à un panneau de signalisation.
« On rentre ? »
Paul souriait comme sourit un enfant qui vient de commettre une bêtise et qui ne cherche en aucun cas à s’en excuser. C’est alors que je discernai dans ce regard toute l’espièglerie qui l’habitait. Paul enfourcha la moto et je montai derrière lui.
« Accroche-toi. »
Je passai mes mains autour de son buste, posai ma tête sur son épaule gauche, entendis les battements de son cœur : réguliers au début puis de plus en plus rapide. Il roulait vite, nos cheveux flottaient dans le vent, une bruine légère humectait l’ovale de nos visages. Paul et moi n’avions aucun regard pour les maisons défilant autour d’eux, nous ne ressentions rien mise à part le vent qui fouettait nos figures. Je ne pensais qu’à une chose : que ce moment dure le plus longtemps possible. Je rouvris les yeux, je me sentais bien. »
Un renvoi en bas de page indiquait que la suite se trouvait une centaine de page plus loin. Je levais les yeux pour m’assurer du fait que je pouvais continuer à lire.
« La suite est l’un des rares textes que Paul ait accepté de nous transmettre, » m’indiqua Phoebe.
« J’avais du mal à comprendre ce qui avait bien pu me passer par la tête la veille au soir quand j’avais raccompagné Angelina. Je me souvenais d’avoir rouler avec elle sur ma moto pendant un petit moment. Une étrange sensation se dégageait de ce souvenir : douce et amer à la fois, comme si j’avais voulu que cet instant ne s’arrêta jamais alors même qu’il était une souffrance. Mais il y avait quelque chose au de-là de celle-ci, je l’avais bien compris lorsque Angelina m’avait quitté. Il n’en restait pas moins que je ne voulais en aucun cas recommencer cette expérience de conduire une moto avec un poids mort constamment sur les épaules. « Attitude très dangereuse, soit dit en passant, » pensai-je tout en beurrant ma tartine de pain grillé.
« Je ne suis vraiment qu’un idiot. Je mettrai les choses au clair avec Aspidistra aujourd’hui. Je sens que ça va encore poser des problèmes. »
Cette prédiction était on ne peut plus réaliste. Lorsque je m’assis à ma place à côté d’elle, elle fit d’abord mine de l’ignorer. « Bon, ça se présente mieux que je ne l’aurais cru, » pensa-t-il. Je tentais alors de lancer la conversation :
« Au fait, Angelina, tu sais pour hier…
_Oui ? » Ses yeux brillaient d’une lueur particulière où la joie, l’espoir et l’attente se mêlaient en un feu indomptable.
« Il faudrait qu’on en parle tout à l’heure…
_D’accord. » J’eus clairement l’impression que cette idée ne lui convenait pas du tout mais son acquiescement paraissait naturel. « Elle n’a rien compris du tout, » me dit-je en moi-même… »
Je relevai les yeux. Tous me regardaient d’un air amusé en attendant une réaction dont je pouvais supposer qu’elle devait être, dans leur esprit, intéressante. Angelina vint à mon secours.
« Voyez-vous nous étions jeunes et un peu timides…
_ Comme lorsque vous vous êtes mariés, non ? demanda Pierce goguenard.
_ Oui, merci Pierce pour cette remarque. »