Tous approuvèrent silencieusement. Je me retournais vers Angelina.
« La seule fois où je l’ai vu s’en servir sur une scène, c’était plus ou moins par accident… C’était pour le concert de Noël du lycée. Chaque classe devait préparer un petit sketch. Mais nous avions eu quelques petits contretemps et notre spectacle n’était pas vraiment prêt. Heureusement, il y a eu un petit problème technique…
_ Un seul micro fonctionnait sur vingt-cinq, me souffla Geoff. Petit problème technique, on avait simplement oublié de les brancher.
_ … et un gros quart d’heure de battement en perspective. Alors on a, un peu…
_ Beaucoup, en fait, me glissa Geoff.
_ … poussé Paul sur scène pour distraire les invités en se servant de l’unique micro valide. Il était venu avec cette guitare parce qu’il était trop en retard. Il nous a fusillés du regard mais il est monté sur scène. Il a dit quelques mots d’excuse à l’assistance puis a annoncé le morceau qu’il allait interpréter. Un murmure de stupéfaction parcourut le parterre. Mais quand il a commencé à jouer tous les doutes se sont dissipés : c’était bien la Toccata de Bach.
« A la guitare ? » répondirent mes mains instantanément.
« A priori, il n’avait pas d’autre instrument. »
« Comment ? » crièrent mes bras du mieux qu’ils purent. « Ce n’est pas possible ! Ce morceau se joue au piano, à l’orgue ou au clavecin, mais pas à la guitare ! »
« Oui et non, répliqua Laurence qui m’avait compris. Paul pratiquait cet instrument depuis plus de onze ans à ce moment-là. A partir d’un certains point, l’instrument n’est plus le problème mais plutôt le message que l’on veut transmettre. »
Je répliquais de la manière la plus claire possible. Mais au bout de quelques palabres, je décidais de poser les questions différemment. Je demandais à Laurence de traduire sans répondre. Elle accepta.
« Vous décrivez cet homme comme un malade tyrannique surdoué alors pourquoi continuez-vous à le soutenir. Sauf votre respect, vous êtes encore jeune ! Vous, dit-il à l’attention d’Angelina, vous pourriez refaire votre vie ! Vous, il désignait à présent les membres du groupe, vous pourriez continuer sans lui ! Vous êtes des artistes reconnus pour leur talent pas pour leur leader, non ? Je ne comprends pas… »
Angelina arrêta Laurence d’un geste de la main.
« Un jour effectivement j’ai demandé à Paul pourquoi il s’obstinait à être aussi dur alors qu’il aurait pu avec les autres membres du groupe être plus souple. Il ne m’a pas répondue, il a glissé sa main dans la poche de son veston et en a tiré une feuille de papier… »
Elle fouilla dans un meuble et en tira une vieille lettre manuscrite qu’elle me donna.
« Paul,
Pour répondre à ton interrogation de ce matin, j’aimerais te dire ce que mon père m’avait dit lorsque je lui avais demandé la même chose. Si un jour tu dois te demander si tu dois faire des choix ou si tu doutes, repenses à ce poème de Kipling :
« Si tu peux
voir détruit l'ouvrage de ta vie
Et sans dire un seul mot te mettre à rebâtir,
Ou perdre d'un seul coup le gain de cent parties
Sans un geste et sans un soupir ;
Si tu peux être amant sans être fou d'amour,
Si tu peux être fort sans cesser d'être tendre
Et, te sentant haï, sans haïr à ton tour,
Pourtant lutter et te défendre ;
Si tu peux supporter d'entendre tes paroles
Travesties par des gueux pour exciter des sots,
Et d'entendre mentir sur toi leurs bouches folles
Sans mentir toi-même d'un seul mot ;
Si tu peux rester
digne en étant populaire,
Si tu peux rester peuple en conseillant les rois
Et si tu peux aimer
tous tes amis en frère
Sans qu'aucun d'eux soit tout pour
toi ;
Si tu sais
méditer, observer et connaître
Sans jamais devenir sceptique ou destructeur ;
Rêver, mais sans laisser ton rêve être ton maître,
Penser, sans n'être qu'un penseur ;
Si tu peux être dur
sans jamais être en rage,
Si tu peux être brave et jamais imprudent,
Si tu sais être bon, si tu sais être sage
Sans être moral ni pédant ;
Si tu peux rencontrer
Triomphe après Défaite
Et recevoir ces deux menteurs d'un même front,
Si tu peux conserver ton courage et ta tête
Quand tous les autres les perdront,
Alors les Rois, les Dieux, la Chance et la Victoire
Seront à tout jamais tes esclaves soumis
Et, ce qui est mieux que les Rois et la Gloire,
Tu seras un homme, mon fils. »
Le courage, c’est de toujours se sentir insatisfait tant que l’on sait que l’on peut faire plus. Voilà ce que m’a dit mon père quand je lui ai demandé pourquoi il travaillait autant et voilà ce que j’espère qu’un jour tu répondra à ton fils s’il te pose cette question.
Paul ta mère et moi sommes très fière de toi. Reste sage avec ton parrain (et ne fais pas l’idiot avec Pierce pour embêter Phoebe), nous serons de retour demain.
Ton père qui t’aime.
Roger Wyss. »