Pierce entra dans la salle de classe et posa une feuille de papier A3 pliée en huit devant Aspidistra.
« Voilà la lettre, les 33 noms qui sont données en copie sont ceux des membres de la hiérarchie de Shin et des anciens du groupe. »
Aspidistra la déplia et la lut en diagonale. Elle releva les yeux et soupira.
« La diplomatie n’a jamais été son fort, mais là, quand même, il en fait beaucoup, non ? Quand il parle de la belle époque des premières années avec son engagement puis le tien, puis le marasme et l'enlisement avant les contradictions, les malaises, les tensions, et les échecs de la dernière et enfin l'ultime camp, l'aventure finale avec ses rebondissements, ses coups bas, ses trahisons, ses déceptions : les coups de folie de Sylvestre, les responsabilités accablantes, les quolibets, les critiques et pour finir le bouquet final : le retour en train jusqu'à la ville sans autres chefs que vous, mineurs, donc dans l'illégalité la plus totale, et que vous avez du couvrir de votre silence et de votre responsabilité, puis les suprêmes passes d'armes, luttes, combats et désillusions, il n’en rajoute pas un tout petit peu ?
_Même pas, il n’a pas à le faire, les faits étaient assez graves comme ça.
_Ca c’est finit comment ?
_Shin a démissionné. La troupe périclite depuis et c’est pour ça que le chef essaie de refaire revenir Shin, sans aucune chance à mon avis. Mais écoutes, il y a plus intéressant pour l’instant. »
Aspidistra jeta un coup d’œil vers Kate et James mais Pierce lui indiqua de la tête le côté opposé de la pièce.
Leila tapotait avec son crayon un rythme musical simple.
« Que veux-tu ? »
Hans s’était approché et assis à côté d’elle.
« Tu le sais. Je veux être ave toi, je veux sortir avec toi parce que je t’aime. »
Leila rougit légèrement mais ses yeux ne laissèrent rien transparaître de son possible trouble. Une mèche de ses cheveux enflammés tombait sur son visage l’éclairant d’une lueur particulière.
« Tais-toi, tu racontes encore des bêtises, c’est lassant. »
Le visage de Hans s’assombrit alors qu’il fronçait les sourcils.
« Pourquoi ?
_Je n’ai pas de raisons particulières à te donner mais ta cour est insuffisante pour que j’accède à ta demande. Je suis romantique voilà tout. »
Hans se releva et se dirigea vers sa place habituelle en maugréant.
Pierce secoua la tête.
« Ils ne seront jamais ensemble, c’est pas possible d’être aussi entêtés ! »
Aspidistra soupira.
« Ce ne sont pas nos affaires. »
Pierce sourit et, se retournant, dit :
« Ca, c’est ce que tu crois. »
Les cours d’histoire et de biologie semblèrent encore plus monotones et longs que d’habitude, les regards d’Aspidistra et de Pierce faisaient la navette entre les deux. La sonnerie vint interrompre leurs méditations. Ils échangèrent un regard en les voyant sortir mais ne bougèrent pas.
« Que se passe-t-il ? »
Aspidistra jeta un coup d’œil à Shin qui somnolait paresseusement sur sa chaise.
« Hans et Leila…
_Je vois. Il veut être avec elle, non ? »
Aspidistra se tourna vers lui.
« Comment le sais-tu ?
_ Intuition et expérience, je ne suis pas aveugle, moi.
_Je t’interdis de dire que je suis aveugle.
_J’ai juste insinué, ne prend pas ton cas pour une généralité, surtout. »
Aspidistra détourna la tête outrée. Pierce – qui n’avait rien perdu de l’échange – pouffa dans un coin avant de prendre la porte. Dehors, il remarqua un attroupement singulier dans un coin sombre de l’étage.
Leila avait de nombreuses qualités mais également quelques défauts tenaces à commencer par une franchise, parfois déplacée et antipathique pour certaines personnes, et un caractère entier. Ces derniers éléments étaient souvent la cause de conflits latents l’opposant à d’autres étudiants. Cependant ce jour-là, le litige était plus important et le dommage apparemment subit par cet imposant – dans tous les sens du terme – terminal ne semblait pouvoir admettre aucun retard dans son ultime conclusion, aussi hâtive et intelligente qu’un procès soviétique. Le point du lycéen fracassa l’air pure et frais du deuxième étage pour venir s’écraser contre le mur du couloir à une dizaine de centimètres de la tempe de Leila. Une voix puissante gicla :
« Arrête immédiatement ! »
Les élèves se tournèrent vers Hans, leurs muscles faciales se crispèrent puis se détendirent en voyant qu’il était seul.
« Dégage, minable. »
Hans tira son fleuret et fit glisser sa lame le long de la gorge de l’étudiant.
« Rappelles-toi que mon poste me permet de te mettre aux arrêts et je doute fort que le club de basket se réjouisse de la déchéance de son vice-capitaine juste avant de commencer les qualifications départementales. »
Le visage du lycéen sembla se paralyser et blanchit pendant quelques instants puis s’empourpra. Sa main jaillit tel l’éclair et attrapa Hans au col pour le soulever de terre. Il leva le point mais se plia en deux en lâchant le capitaine. Celui-ci l’avait frappé du pied au ventre en profitant de la différence de taille, il poursuivit en attaquant une nouvelle fois au menton envoyant son adversaire dans la poussière.
« Vous avez compris ou il faut que je poursuive la leçon ? »
Les terminales le regardèrent et ricanèrent.
« Nous sommes cinq et tu es seul, qui est dans la moins bonne posture, petit capitaine ? »
Quelqu’un rit derrière eux.
« Seul ? Les yeux, c’est comme le reste du corps, ça se lave les gars. »Un homme en complet gris, cheveux poivre et sel sérieusement taillé en arrière et petite moustache de phoque ridicule obscurcissant ses traits, attendait à la porte du lycée en tirant sur sa pipe comme une bourrique sénile attendant le retour d’un bateau ayant fait naufrage depuis longtemps. Lorsque les élèves commencèrent à sortir il s’avança vers Shin en tendant la main avec un sourire aussi faux que celle-ci était molle, glissante et vicieuse.
« Shin, mon garçon, il faudrait que nous parlions, cette lettre vraiment, on doit pouvoir s’arranger…
_Rien, monsieur, ne me fera changer d’avis, ma route est droite et claire car elle est éclairée à la lumière de la loi et de la justice et rien n’est supérieur à la loi si ce n’est l’Eternel. »
Shin se détourna, en ignorant la main tendue, après ses paroles glacées, l’air sombre et les sourcils froncés. Le vieux monsieur resta planté là sans trop savoir ce qu’il devait faire. Pierce le salua de la main puis rattrapa Aspidistra qui lui faisait signe.
« Eh bien dis-moi, les relations ne sont pas au beau fixe, loin s’en faut, entre eux, commenta Pierce.
_C’est qui ce type ? le questionna Aspidistra.
_Monsieur Pajol, chef de district des Scouts Américains de la région.
_Quel est le motif de litige ?
_Shin était chef de patrouille l’an dernier dans une troupe mais à la suite de différents problèmes il a envoyé une lettre de démission au national ainsi qu’à un certains nombre de personnes annexes.
_Ca n’a pas plu ?
_Oh non, Shin était assez bien vu somme toute par sa hiérarchie parce qu’il était motivé, son départ a jeté un sacré froid, et je ne parle pas de la lettre…
_Je pourrais la lire ?
_Si ça t’amuse… Shin attend, je dois passer chez toi ! »
Il y eut un soir, il y eut un matin…Shin n’était toujours pas revenu en cours ce matin-là. Pierce et James discutaient littérature, Kate, Aspidistra et Phoebe bavardaient à propos des dernières relations de la mode et Roman et Hans tiraient le fer dans un coin. Wladimir et Ollic émergèrent de l’escalier menant au toit, les deux capitaines ne paraissaient pas de bonne humeur.
« Que s’est-il passé avec Shin ? demanda Wladimir.
_Il est accusé de complicité de tentative meurtre, répondit Pierce.
_Pourquoi ?
_Parce qu’il a aidé une amie à lui, expliqua Phoebe.
_Oh ! Ce n’est pas trop grave, coupa Pierce. Il s’en sortira, il s’en sort toujours.
_Il s’est déjà retrouvé dans cette situation ? s’enquit Kate.
_Non, mais ça aurait pu, répliqua Pierce du tac au tac.
_J’ai l’impression que tu dis cela avec beaucoup de détachement, Pierce, lui fit remarquer James.
_Oui, c’est parce que je suis habitué à sa manière de faire, c’est tout.
_Ce n’est pas pour cela que nous sommes ici, l’interrompit Wladimir. Nous avons décidé de prononcer une mention de discipline à son encontre. »
Aspidistra se raidit, elle ouvrit la bouche pour protester mais Hans l’arrêta d’un geste de la main.
« Vous auriez peut-être pu me prévenir, non ? questionna-t-il.
_La procédure de renvoi nécessite l’ensemble des capitaines lors du vote mais pas lors de sa proposition… commença Ollic.
_Vous avez dit « procédure de renvoi » ? »
La voix d’Aspidistra s’était cassée sur le dernier mot. Tous les regards se tournèrent vers Wladimir.
« Oui.
_Mais pourquoi ?
_Parce qu’un meurtrier n’a rien à faire dans cet établissement. »
Wladimir tourna les talons et s’enfonça dans les entrailles de l’établissement.
« A plus tard. Et ne vous en faites pas trop, cette procédure c’est surtout l’idée de Wladimir. »
« Il s’en sortira vous croyez ? »
La question semblait en elle-même un poids pour Aspidistra. « Sinon qu’est-ce que je vais faire ? Il n’acceptera sûrement pas que l’accord tombe à cause de cela, » songea-t-elle.
« Qu’est-ce que tu en penses, toi ? l’interrogea Phoebe
_Il est violent et arrogant, mais également intelligent et discret, il ne se ferrait pas prendre pour rien, j’imagine.
_Tu as répondu toi-même à ta question : l’important n’est pas ce que les autres pensent mais ce que nous pensons par nous-même, de nous-même en particulier.
_Ce qu’essaie de dire Phoebe, c’est que de toute manière il s’en sortira.
_Espérons. »
Aspidistra semblait plus soucieuse que ce qu’elle aurait du mais les autres mirent cela sur l’injustice de la décision. Elle se retourna et dit :
« Pierce, Hans, j’ai quelque chose à vous proposer. »
Elle les prit à part et leur glissa deux mots bas. Ils approuvèrent en souriant malicieusement.
Chris apparut à ce moment-là, en nage :
« Capitaine, le match a été décalé à aujourd’hui. Il faut y aller. »
Pierce le poursuivit dans l’escalier en criant :
« J’appel mon père. Hans organise le coup avec Wladimir. »
Le match de l’équipe B du lycée contre l’équipe du lycée Marverry allait débuter dans une heure mais Ekichi manquait toujours à l’appel et Shin également. Brian commença donc en attaque aux côtés de Chris. Le match débuta difficilement.
Ekichi entra dans l’appartement suivi d’un étrange personnage et alla directement vers la chambre de Shin. Cinq minutes plus tard, les trois montaient dans une DeLorean.
« On va où ? demanda le conducteur.
_Lycée Thomas Jefferson, répondit Ekichi.
_Pourquoi ? demanda Shin
_Le match a été décalé à aujourd’hui.
_Je ne suis pas inscrit que je sache.
_C’est particulier et puis tu es sous le coup d’une proposition de renvoi.
_Pardon ?
_Tu comprendra quand on arrivera.
_Dernière question : le conducteur s’appelle comment ?
_Howard Urdenfraundelt.
_Je peux vous appeler Howard ?
_Vas-y. Une chose : tes affaires de sports sont dans le sac à côté de toi.
_Merci mais quand est-ce que vous les avez pris ? »
Dix minutes s’écoulèrent avant qu’ils n’atteignent le lycée. Shin leva la portière et se jeta plus qu’autre chose hors de la DeLorean, il courut jusqu’au terrain mais deux personnes l’attendaient sur le chemin : Wladimir et Hans.
« Shin Itchie, pour avoir sali l’honneur de notre lycée et pour la complicité dans une affaire de meurtre, une motion de renvoi a été votée à ton encontre. Cependant dans notre extrême générosité – il lança à Hans un regard noir – nous te laissons une dernière chance : gagne ce match et nous réétudierons ton cas. »
Il partit.
« C’est mon idée – et celle de Pierce et d’Aspidistra – mais on voulait juste la révision pour qu’on puisse avoir ta version.
_Merci quand même.
_Dépêche-toi, ils souffrent sur le terrain.
_Ok, à plus. »
Il se remit à courir. Hans le regarda partir. « Les clefs sont entre tes mains… Si vous ne gagnez pas je ne pourrais pas grand-chose pour toi, » pensa-t-il.
La situation n’était en effet guère brillante : menée 2 à 0 l’équipe peinait à trouver son rythme. Ekichi lui donna un maillot et il entra à la place de Brian au profit d’une touche concédée par l’adversaire. Il commença par replacer les joueurs, redéfinit sur le tas les données stratégiques du mieux qu’il put et enguirlanda ses coéquipiers pour leur manque de détermination. Dès lors le match changea de visage : la défense plus réactive et plus agressive bloqua plus facilement l’adversaire, les milieux récupérèrent plus de ballons, Johann et Diego retrouvèrent leur ailes et leur vitesse et les attaquants leur soif incommensurable de buts.
Avec Michael en chef d’orchestre à la baquette, Chris en passeur et Shin en buteur, l’équipe monopolisa la balle, épuisa ses challengers comme un torero le taureau et marqua. Paolo remonta sur son côté balle au pied, il passa à Bobby qui glissa à Michael qui d’une pichenette transmit à Diego. Celui-ci reprit le ballon de volée l’envoyant vers Chris qui le dévia de la tête pour Shin. Ce dernier effectua en extension une superbe demi-volée du pied droit qui se ficha juste sous la barre transversale. Le deuxième but fut l’œuvre exclusive de Diego. Recevant la balle à soixante mètres des buts adverses, il enchaîna les accélérations et les dribles éliminant cinq joueurs avant de se présenter devant le goal. Celui-ci sortit à sa rencontre afin de bloquer un maximum d’espace mais Diego le crocheta une fois puis deux, fit passer le ballon entre ses jambes avant de le pousser dans les cages vides. Il venait d’égaliser.
Il ne restait que cinq minutes à jouer. L’équipe obtint un ultime corner et Shin s’avança pour le tirer. Johann se plaça près de lui et lui indiqua quelque chose dans la surface. Shin intrigué jeta un coup d’œil et s’aperçut que leurs adversaires n’avaient pas placé de joueur pour garder le premier poteau. Il fit un geste de main à Johann qui regagna son poste habituel. Shin inspira profondément, soupira, prit son élan et frappa. Le ballon légèrement brossé s’éleva doucement dans les airs et décrivit un arc de cercle pour s’engouffrer dans la lucarne la plus proche prenant le gardien adverse par surprise. L’arbitre siffla la fin du match : ils avaient gagné – de justesse – 3 buts à 2. Wladimir préféra partir en maugréant.
Hans et Ollic les attendaient avec Lothar devant les vestiaires pour les féliciter et informer Shin du rejet de la procédure de renvoi intentée contre lui. Pierce le prit par les épaules.
« Bon, tu t’inscrit au club oui ou non, golden-striker ?
_Dans une autre vie peut-être, golden-keeper. »
Hans se racla bruyamment la gorge tout en se callant contre la porte.
« L’accord qu’on avait mis au point avec Pierce et Wladimir stipulait qu’on s’engageait lui et moi à te garder à l’œil dans l’enceinte du lycée – et de préférence également à l’extérieure – donc tu dois t’inscrire au club. »
Shin ferma les yeux et soupira.
« Vous me forcez la main ou je suis entrain de rêver. »
Il écarta Hans et passa la porte.
« Un seul objectif : le national. »
Hans, Pierce et les autres joueurs de l’équipe sourirent.
« Au moins ça a le mérite d’être clair. »
Ekichi sortit une cigarette et fuma accoudé à la porte.
« Antonio et Georgia auraient été fiers de toi, petit Ange. »Shin ne vint pas en cours ce jour-là. Aspidistra demanda à Pierce mais ni lui ni Phoebe ne savaient où il était. En désespoir de cause, elle convint avec Kate qu’il devait être malade même si James n’était pas d’accord avec cette idée.
Shin frappa à la porte du magasin et entra chez le dealer. Imre Haydn faisait profession compositeur-interprète et revendeur d’objet et produit en tout genre allant du paquet de cigarette bon marché au kilo de cocaïne en passant par les guitares électriques et les armes à feu dernière génération.
« Bonjour !
_‘lut !
_Tu vends toujours des informations et autres…
_Ouais, tu veux quoi ?
_Des infos sur les attaques de ces derniers jours.
_Je sais peu de choses, le tueur est une femme d’après ce qu’on peut en déduire et vu la manière utilisée pour les tentatives meurtres, elle maîtrise les arts martiaux et possède un katana à lame inversée, c’est en tout cas ce que pense Richard Dulles.
_En gros, c’est la vérité. Tu as une idée de là où elle pourrait habiter ?
_Le vieil hangar désaffecté sur les docks.
_Merci, mets moi un paquet de clope au thé – oui avec filtre – et une boîte d’allumette.
_Voilà, même si je n’ai jamais compris comment tu pouvais fumer ça. »
Shin sortit du magasin et passa chez lui récupérer quelques affaires puis il alla sur les docks et patienta observant le hangar tout en taillant un morceau de bois.
Mr Dulles repassa dans sa tête le film des événements s’étant passés sur les lieux du crime. L’homme – un petit revendeur de drogue à la sauvette – avait été frappé dans une impasse, un morceau de veste rouge dans la main. Une chose le frappa lorsqu’il examina les rapports du détective qui l’avait découvert et de l’autopsie : le bandit semblait avoir été tué par derrière, or derrière lui il y avait un mur contre lequel était adossé un carton rempli de vieux journaux. Il étudia en détail ce dernier et arriva à une conclusion simple : Shin ne pouvait avoir sauté sur le carton comme l’affirmait un témoin qui c’était courageusement enfui dès le début de l’histoire. Il décida d’aller collecter quelques informations dans la banlieue-est chez Imre Haydn – bien que certaines de ses activités l’exaspèrent au plus haut point.
Aspidistra profita du fait que Ekichi était venu chercher les jumeaux pour lui demander des nouvelles de Shin.
« Je ne sais rien, il a demandé des infos à Haydn et a disparu.
_Où aurait-il put aller ?
_Là où il a affaire en cours, j’imagine.
_Tu veux aller fureter ? l’interrogea Pierce.
_Eh bien…
_Dad rentre avec Phoebe, je rentrerai souper.
_Je vous accompagne, coupa Roman.
_Moi aussi, fit Hans.
_Pourquoi vous faites ça ?
_C’est pas le moment pour les questions personnelles : la vie de Shin est peut-être en jeu, alors qui l’aime me suive !... Pourquoi vous reculez si soudainement ? »
Pierce appela Imre Haydn avec son portable et ils se lancèrent intrépides dans les ombres des ruelles avoisinantes. Sur les docks, ils essayèrent de mettre un plan d’attaque au point – tache éminemment compliquée avec des éléments aussi antagonistes que Hans, Roman ou Pierce – mais se convainquirent que la meilleure stratégie possible se résumait en un simple mot : « Chargez ! » Ils entrèrent dans le hangar et surent immédiatement qu’ils avaient fait une erreur.
Shin arrêta de tailler son morceau de bois, fixa la porte du hangar et, prenant sa cigarette entre ses doigts, soupira.
Ils étaient encerclés par les membres pas forcément très amicaux du gang des exécuteurs comme l’indiquait l’insigne cousue sur leur blouson de cuir. Roman et Hans avaient tiré leurs sabres d’entraînement mais à quatre contre dix ils ne feraient sûrement pas le poids. Une fille aux longs cheveux d’argent se tenait dans un coin sombre.
« Shin n’est pas avec vous. Vous n’êtes donc d’aucune utilité pour lui comme pour moi. Tuez-les. »
Et les voyous se jetèrent sur eux. « J’aurais peut-être mieux fait de lui demander de m’apprendre à manier une épée, » songea Aspidistra en reculant prudemment pour se mettre en garde.
Un bruit sourd retentit près de la porte. Une voix forte et impérieuse résonna contre les murs :
« La marche des vertueux est semée d’obstacles qui sont les entreprises égoïstes que fait sans fin surgir l’œuvre du malin. Bénis soit-il l’homme de bonne volonté qui au nom de la charité se fait le berger des faibles qu’il guide dans la vallée d’ombres de la mort et des larmes car il est le gardien de son frère et la providence des enfants égarés. J’abattrais alors le bras d’une terrible colère, d’une vengeance furieuse et effrayante sur les hordes impies qui pourchassent et réduisent à néant les brebis de Dieu et tu connaîtras pourquoi mon nom est l’Eternel quand sur toi s’abattra la vengeance du Tout Puissant ! <!--[if !supportFootnotes]-->»
Un homme vêtu de blanc tomba des cieux, parant le coup du premier des bandits, ses cheveux noir de jais coulaient en cascade sur son visage obscurissant ses traits et lui conférant l’aura mystérieuse et inquiétante du guerrier qui n’a d’autre volonté que de mourir comme un héros frappé la pointe au cœur.
L’homme se retourna et fit face aux malandrins. Il tira une dernière bouffé sur sa cigarette puis la jeta négligemment. Il étendit le bras, son katana n’étant que son prolongement naturel.
Celui-ci était finement affûté dans le métal le plus sombre et ouvragé à l’ancienne comme une lame de collection. Celle-ci était inversée les vagues de sang pointant leurs crêtes meurtrières vers le cœur de leur maître et non vers la gorge de ses adversaires. Son vêtement de toile noire était simple avec d’astucieux renforts de cuir, une veste de lin blanc flottait sur ses épaules. Son poignet tourna brusquement et sa lame dansa. Il bouscula son premier adversaire, écarta le deuxième du plat de sa lame, repoussa le troisième d’un revers meurtrier, para un coup, riposta d’une pique assassine envoyant un autre voyou à terre.
Roman et Hans entrèrent dans la danse, abattant chacun deux ennemis alors que Pierce et Aspidistra maîtrisaient chacun le leur. La femme tira soudain son épée et attaqua, jetant Roman et Hans dans la poussière.
Elle leva son glaive pour fondre sur Aspidistra mais au moment où celui-ci allait s’écraser, l’homme s’interposa, alors elle le reconnut :
« Shin ! »
Il dégagea son sabre et fit face au danger.
« Aspidistra, toi et les autres, sortez ! L’air ne va pas être bon à respirer par ici dans quelques instants. »
Elle écarquilla les yeux, son teint devint blanc mais elle obéit et sortit suivie de Pierce soutenant Roman et Hans.
Dehors ils furent accueillis par un impressionnant dispositif d’hommes de la police, du club et de la Triade regroupés autour de Richard Dulles, Imre Haydn ainsi qu’un grand homme en noir, et encerclant le hangar. Un groupe se détacha et vint les aider, eux et les membres du gang des exécuteurs. L’air se réchauffa alors que le bâtiment commençait à brûler. Tous le regardaient et elle put lire dans leurs yeux la peur, la haine et l’admiration que leur inspiraient les ultimes combattants de cette bataille. « Il m’a sauvé, » pensa-t-elle sans trop y croire encore. « Il s’est interposé pour me protéger et moi, moi, qu’est-ce que je fais pour lui ? » Une larme glissa le long de sa joue.
A l’intérieur, les deux adversaires se faisaient face à la lueur incertaine du brasier dont aucun d’eux ne savait comment il s’était déclaré. Ils levèrent leurs épées aux lames pareillement inversées en signe de salut, échangèrent un sourire entendu et sarcastique et se jetèrent l’un sur l’autre.
Le toit s’écroula dans un fracas de fin du monde et tous virent deux funambules mortels sautant des poutrelles enflammées aux barres d’acier chauffées à blanc, ne faisant que les effleurer du pied à chaque appui et profitant de chaque occasion pour se lancer dans des attaques potentiellement mortelles. Ils étaient les avatars des mystiques dieux de la guerre et du carnage, leurs capes dansaient, dans la nuit, illuminées par les soubresauts de l’incendie et leurs lames chantaient les complaintes de la mort.
Enfin les sabres s’immobilisèrent dans une ultime et déchirante plainte, le temps sembla s’arrêter alors que leurs regards se fixaient puis lentement la fille s’écroula sur Shin.
« Dors, Lué. »
Il la prit délicatement dans ses bras et se retourna.
« Laissez-la. »
Richard Dulles approuva d’un signe de tête faisant signe à tous de s’écarter devant Shin. Il partit sans plus d’explications.
Aspidistra, Pierce, Roman et Hans passèrent chez lui peu après. Il leur ouvrit la porte et les laissa entrer sans rien dire. Lué dormait dans un lit de camp dans la pièce à vivre. Hans et Pierce s’accroupirent auprès d’elle. Roman s’accouda à la fenêtre. Aspidistra fixa Shin droit dans les yeux.
« Pourquoi l’as-tu ramenée ici ? Et comment la connais-tu ?
_C’est ma grande sœur. » Il l’a regarda tendrement. « Elle m’en veut toujours.
_Pourquoi ? »
Il se rembrunit et tous comprirent qu’ils préfèreraient dans quelques instants s’être tu.
« Pour la mort de notre mère. »
Il y eut un soir, il y eut un matin…Le parloir était une pièce simple sans fioritures à l’exception de rideaux de velours noir. Quand Shin passa le pas de la porte, les rideaux étaient tirés et la pièce sombre, un grand homme engoncé dans un manteau de cuir noir l’attendait assis dans un fauteuil. Sa barbe taillé en cercle autour du visage et ses lunettes aux montures dorées lui donnaient un petit air de grand-père bienveillant.
« Richard Dulles ?
_Exactement. »
L’individu enleva ses lunettes pour se masser le nez et Shin remarqua que la monture ne supportait pas de verres.
« Que voulez-vous ?
_Des renseignements.
_Je vais voir ce que je peux faire.
_Tu es soupçonné de tentative de meurtre. » Il lui tendit un morceau de papier. « Voilà les éléments sur la situation.
_D’accord. »
Il prit le papier et salua pour mettre un terme à la discussion.
« Attend, j’ai autre chose à te dire.
_Je vous écoute.
_Je ne pense pas que ce soit toi qui es fait cela.
_Pourquoi ?
_La constitution du suspect ne correspond pas à la tienne mais il utilise un sabre à lame inversée comme les élèves, les maîtres non classés et les exclus du club Ya-chi-ru, tel que toi.
_C’est pour cela que suis-je suspecté, alors ?
_Depuis tes exploits de l’an dernier les inspecteurs ont tendance à faire un peu vite des rapprochements. »
Richard Allan Dulles, considéré comme le meilleur détective privé de toute la ville et de surcroît résidant principalement dans la banlieue-est, remit ses fausses lunettes, ferma son manteau, vissa sur sa tête un chapeau de cuir et laissa glisser sur son côté une sacoche noire de laquelle dépassait l’anse d’un parapluie. « Ce drôle de personnage » comme la plupart des journaux de la cité l’avaient surnommé à ses débuts c’était rendu célèbre par l’arrestation – plus que musclée – d’un tueur en série rôdant dans les bas-fonds. On murmurait qu’il travaillait pour le FBI, parfois pour la CIA et de manière plus sporadique en relation avec la NSA, ce qui expliquait le nombre de ces déplacements et de signatures sur son port d’arme, de fait particulièrement en règle. Sa réputation de génie s’était étoffée avec le temps mais il avait su rester assez simple – ne mangeant du caviar à la louche accompagné de champagne français que deux fois par semaine – et conserver ses réseaux et contacts un peu partout dans la ville, la police, le milieu, le club et la banlieue en général.
Shin le regarda partir avec un pincement au cœur : il devait tirer cette histoire au clair, il quitta la pièce, passa la porte du lycée et s’éloigna dans de petites ruelles sombres. Tapie sur un toit, une ombre l’observa puis sans un bruit commença à passer de maison en maison, la nuit tombante la dissimulait aux yeux des badauds alors qu’il arrivait dans un des endroits les plus mal famé de la ville et que Mr Dulles partait sur les lieux du crimes.
Shin se présenta devant le bar L’illusion de la Bohème, celui-ci était l’endroit le plus mal famé de toute la ville, le repère du parrain des familles de la pègre de celle-ci, Don Camilo. Deux vigiles gardaient l’entrée, ils le fouillèrent et le laissèrent passer. Il s’avança dans la pièce jusqu’à la table du Don.
« Tu viens sans armes ? Tu m’insultes, Shin.
_On a pas besoin d’armes lorsqu’on en est soi-même une.
_Bon réponse. Je vois que Père Innocenti t’a appri les bonnes manières.
_Entre autres. Je suis venu pour vous demander quelque chose.
_Un ex-maître du club, c’est étrange. Que veux-tu ?
_Qui commet les attaques de ces derniers jours ?
_Tu ne parles pas des petites disputes habituelles, j’imagine. Nous ne savons pas qui le fait mais les traqueurs ont été mis sur cette affaire.
_Laissez la moi.
_Pourquoi ?
_Raisons personnelles.
_Hum, laisse-moi réfléchir, un instant. Tu la mettras sûrement hors d’état de nuire, je pense. » Shin acquiesça. « Très bien, tu as cinq jours, passé ce délai ils interviendront.
_Merci, Don. »
Il se leva, salua et se retourna. Alors il s’arrêta et dit doucement :
« Savez-vous Don, il y a dans cette pièce plus de 400 objets qui me permettraient d’attenter à la vie de quelqu’un, en comptant la pièce, elle-même, alors si je viens sans arme c’est parce que je sais que j’en trouverais toujours sur place. »
Il se permit de disposer.
Il y eut un soir, il y eut un matin…
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