Jimmy et Pat étaient assis dans l’unique divan de la salle du club de tennis et la cassette qu’ils regardaient sur le vieux téléviseur ne les laissait visiblement pas indifférents.
« Reprises d’appuies sur un pied, revers à deux mains, coup droit coupé, service twisté et techniques du rising et des deux lames<!--[if !supportFootnotes]--><!--[endif]-->, avec des bases pareilles n’importe quel joueur aurait pu en remontrer à Nicolaï, il a un jeu totalement imprévisible et si on regarde bien on remarque qu’il ne perd jamais deux fois pour la même raison : ses réflexes, sa lecture du jeu et son endurance sont supérieurs à la moyenne.
_Devines-tu comment je l’ai battu ?
_En utilisant ton coup droit à effet inversé ?
_Oui.
_Et ?
_Il a presque réussi à me contrer en me forçant à jouer en revers. »
Il apparut finalement évident que Phoebe ne faisait pas que se tracasser sur des données existentielles touchant à la vie de Shin. Les longs soupires déchirant dont elle accablait Pierce durant les heures de cours, les coups d’oeils furtifs qu’elle lançait inexorablement vers le fond de la classe et la sophistication croissante de son embellissement physique ne laissèrent bientôt plus de doute aux élèves couramment nantis d’un cerveau moyen : la passion dévorante d’un amour fulgurant embrasée son cœur et son esprit. Ce qui donna au professeur d’histoire l’occasion de placer une phrase restée culte parmi son auditoire :
« Tout ce que vous pourrez dire n’arrivera jamais à la cheville du moindre de mes propos… même quand j’éternue. »
Devant la réaction inexistante de l’intéressée, le maître prit la ferme décision de l’envoyer à l’infirmerie. Le fait serait passé inaperçu si Phoebe n’était pas connue pour ne jamais aller à l’infirmerie, son appréhension se mêlant à sorte de haine profonde portée depuis la nuit de ses jours contre les infirmières, l’institution médicale en générale et les aiguilles en particulier. Cependant devant l’insistance du représentant du corps professoral et du délégué de classe – qui lui tenait vigoureusement le poignet – elle préféra plier plutôt que de laisser ce dernier se casser. Elle revint une demi-heure plus tard, blanche comme un cachet d’aspirine.
Pierce et Shin la virent traîner du côté des courts de tennis durant la pause de midi mais occupés eux-mêmes avec l’entraînement de football, ils ne purent s’intéresser plus avant à ses pérégrinations. La question se reposa à la fin de la journée de façon néanmoins plus tumultueuse.
Alors qu’elle regardait un match de classement du club – match permettant de définir les titulaires du club et qui aurait dû se faire avant la rencontre amicale – elle fut prise à partie par un groupe d’admiratrices des joueurs lui reprochant d’être une des sources de certains problèmes internes nés de la participation de Shin à la dernière rencontre amicale. L’arrivée providentielle de James et de Kate lui permit de sortir de ce mauvais pas.
« Qu’est-ce que tu regardes ?
_Les matchs du club de tennis.
_C’est intéressant ?
_J’ai toujours aimé contempler les tennismans en action. Quand Shin jouait au tennis un peu régulièrement, je pouvais en voir presque tous les jours, mais maintenant c’est plus difficile alors je viens ici. »
Kate balança la tête de haut en bas.
« Je comprend. »
Ils restèrent un moment puis partirent.
Il y eut un soir, il y eut un matin…L’air était-il plus frais que ces derniers jours ou le fait de se retrouver à quelques heures d’un évènement comme celui-ci animait-il ses sens endormis par une trop longue pratique de l’habituelle léthargie qu’est une vie rythmée uniquement par le morne quotidien ? Shin caressa sa raquette, vérifia la tension des cordes puis la glissa dans son cadre. Il descendit, attrapa un morceau de pain puis sortit et monta sur sa moto.
Jimmy attendait à l’entrée du lycée, les mains dans les poches de son jeans. Ceux qu’il attendait arrivèrent enfin : les membres du club de tennis du lycée Sherrington.
« Il parait que ton club de tennis est ridiculement faible cette année. »
Il ne releva même pas la provocation du capitaine adverse mais une pensée jaillit dans son esprit. « Vous ne perdez rien pour attendre. » Il sourit imperceptiblement à cette idée puis se retourna en les invitant à le suivre.
Le premier double perdit mais le second, le meilleur, l’emporta facilement. Pat prit le relais en battant son adversaire puis se fut le tour du deuxième simple…
Lorsque Shin entra sur le court une rumeur parcourut l’assistance, mais il n’en avait cure, il déposa le cadre de sa raquette, sa serviette et une bouteille d’eau sur son banc avant de saluer respectueusement l’arbitre et son adversaire.
« Match en un set gagnant entre Nicolaï Davaïcko de Sherrington et Shin Itchie de Thomas Jefferson. Service Sherrington. »
Un vent glacial parcoura le court lorsque la dernière balle retomba sur la ligne de fond.
« Jeu, set et match, Shin Itchie de Thomas Jefferson 6 jeux à 0. »
Pat jeta un coup d’œil à Jimmy et l’interrogea du regard. Ce dernier fit « non » de la tête. Shin laissa sa raquette rebondir sur son épaule. Son adversaire le fixait depuis son terrain à genoux, apeuré.
« Qui est ridiculement faible maintenant ? »
Comme le joueur adverse ne répondait pas, il se retourna.
« Mada mada dane.<!--[if !supportFootnotes]-->»
La rencontre s’acheva ici, le score étant de trois victoires à une. Pat prit Jimmy à part.
« Où l’as-tu trouvé ?
_Il est dans ma classe. C’est Pierce qui m’a dit qu’il était bon.
_Je ne vais pas contester cette évidence mais pour qui se prend-t-il ?
_Pour ce qu’il est : un homme capable grâce à une structure physique de s’adapter facilement et avec succès à n’importe quel sport ou art martial : c’est avant tout pour cela qu’il est l’exclu, parce que, tout comme toi, les hommes ne supportent pas les privilégiés même si les efforts fournis par ceux-ci sont mille fois supérieurs aux leurs. »
Jimmy s’arrêta un instant, profitant de celui-ci pour caresser sa raquette, l’air songeur.
« J’aimerai rejouer contre lui.
_Il n’avait pas jouer ainsi lors de votre match ?
_Non, son niveau était bon mais pas impressionnant comme aujourd’hui. »
Pat frissonna à cette idée.
Il y eut un soir, il y eut un matin…Les courts de tennis vibraient d’une excitation qui ne laissait pas croire que seule une rencontre amicale était prévue le lendemain. Un unique sujet de discussion animait toutes les lèvres : était-il vrai que le capitaine – réputé, preuves à l’appui, imbattable – avait concédé 4 jeux en un set à un inconnu que l’on décrivait facilement comme une force de la nature plus enclin à frapper le plus fort possible dans la balle qu’à réfléchir à une stratégie intelligente ?
Il y eut un soir, il y eut un matin…"Qui l’eu crut ? Cet asocial antipathique est un prodige qui semble capable de s’adapter quelque soit le sport auquel il s’essaye. »
Kate continua à lire son journal de qualité douteuse.
« Sa constitution musculaire le lui permet et sa capacité de copiste le rend de surcroît totalement imprévisible pour un joueur qui ne le connaît pas bien. Il ne lui manque réellement que peu de chose. »
Aspidistra finit de sortir ses affaires avant d’ajouter :
« La modestie, l’ouverture sur les autres, l’intelligence et l’humour pour ne citer que les principaux problèmes à résoudre.
_Tu es dure il fait son possible. Et je dirai qu’il est déjà plus chaleureux qu’au début de l’année, non ? »
Aspidistra se rembrunit.
« En partant d’un niveau iceberg ce n’est pas vraiment difficile. »
Kate rit en pliant son journal.
« Et tu n’es pas assez folle pour fondre entre ses bras de givre ? »
Aspidistra devint plus rouge qu’une pivoine.
« Et j’ai tout à fait raison ! »
Pierce entra alors avec Phoebe. Celle-ci salua distraitement puis s’assit à sa place à côté de la fenêtre, l’air songeur. Aspidistra la montra d’un clin d’œil et d’un mouvement de tête à Pierce.
« Elle est dans les nuages depuis deux, trois jours, rien de grave. »
Kate le fixa puis jeta un regard à Phoebe.
« Amoureuse ?
_Non, inquiète.
_Pourquoi ? »
Pierce soupira.
« Depuis que notre oncle est mort, elle déprime un peu, surtout pour ce qui concerne Shin, c’est lui qui s’en occupait et ils vivaient ensembles. Mais depuis sa mort, Shin vit seul et ça lui fait peur.
_Pourquoi ?
_Shin n’est encore qu’un enfant quoi que l’on puisse croire, quelque soit sa maturité, son sérieux et sa capacité de réflexion ce n’est qu’un paravent pour cacher sa véritable nature : un timide introverti qui n’avance pas vers les autres parce que ceux-ci lui font peur. »
Aspidistra et Kate le regardèrent en chien de faïence.
« As-tu au moins une preuve ou un exemple à apporter à notre connaissance pour qu’on puisse imaginer cette éventualité ? »
Pierce s’établit sur une table délaissée dans une posture improbable qui n’était pas sans rappeler celle des vieux indiens au coin du feu dans l’opacité incertaine des longues soirées d’hiver dans les vastes plaines enneigées s’étendant au bord de la Cordillère des Andes.
« Par où commencer ? Le début de l’année quand il s’élevait dans sa tour d’ivoire ? Quand il refusait de venir au club de soccer parce qu’il ne se jugeait « pas assez bon » selon ses propres termes ? Quand il te ramène chez toi et qu’il est infoutu de comprendre que tu veux sortir avec lui ? Choisis, j’en ai d’autres en rayon. »
Ce fut au tour de Kate et d’Aspidistra de s’asseoir. La teinte pivoine de cette dernière évoluant dangereusement vers celle l’écrevisse bouillie, Kate décida de lui tendre une feuille de papier pour s’éventer avant de connaître le triste sort de l’animal susnommé.
« Ce n’est pas la peine et ne reparle plus de ce triste jour. Et puis descend de là, le professeur va bientôt rentrer. »
Pierce s’exécuta docilement puis au moment où il passait à côté d’Aspidistra, il se pencha et lui souffla à l’oreille :
« Mais elle peut aussi bien être amoureuse, qui sait ? »
La journée se passa globalement comme on aurait pu le penser ou en tout cas dans les grandes lignes et si on oubliait scrupuleusement de noter les innombrables disputes « de ménage » entre Aspidistra et Shin, devenues en peu de temps une attraction si courue que l’on aurait pu croire à son immémorialité ; le nombre outrageant de compliments que reçurent Hans et Leila ; et le nombre tout aussi improbable, et que l’on eut tout d’abord pu penser ineffable, de petits billets doux que devait ouvrir et lire, machinalement et avec un détachement hors des limites humainement acceptables du sang-froid et de l’habitude, Jimmy au différentes récréations de jour.Ils se retournèrent et virent Pierce, Aspidistra, James, Kate, Phoebe et Roman qui les fixaient menaçants.
« Qui a l’avantage, maintenant ? » demanda Ronan avec un sourire carnassier.
Leurs aînés comprenant que la situation avait tourné en leur défaveur, tentèrent de prendre la fuite par l’autre côté… et tombèrent sur Shin dont la simple vue aurait suffit au plus inexpugnable Charentais pour se rendre compte que le moment n’était à l’évidence pas bien choisi pour le contrarier. Justice put alors être rendue.
Une fois le problème résolu, Leila et Hans se retrouvèrent seuls dans le couloir.
« Merci, pour tout à l’heure.
_ Pourquoi ? Tout le monde aurait fait de même. »
Leila fit la moue.
« Tu es sûr ? »
Elle le fixait bizarrement.
« Vraiment certain ? Ou dis-tu cela pour te donner bonne conscience ? Je ne crois pas que ce soit pour cela, petit chevalier.
_Ne m’appelle pas comme ça !
_Tu ne crois pas que tu ne dis pas tout ce que tu voudrais dire. »
Hans se figea.
« Tu sais ce que je voudrais dire.
_Et qui te dit que je n’accepterais pas ? »
Il se retourna surpris et n’eu le temps que d’ouvrir ses bras pour recevoir Leila qui lui tomber dessus.
« Mais… tu…
_Tais-toi, il vient un temps où l’esprit doit se taire pour laisser place au cœur, non ?
_Oui mais… »
Elle l’embrassa simplement pour le faire taire.
« Regarde-les, je n’ai jamais Hans aussi heureux, ni aussi rouge que maintenant, » fit Pierce.
La porte de la classe s’entrouvrit et un élève blond, puissant mais sec portant un uniforme impeccable, un sac de sport et une raquette de tennis entra. Jimmy Trabert, le charismatique capitaine du club de tennis du lycée, classé pour les tournois individuels régionaux, déposa ses affaires à côté de son bureau puis leva les yeux.
« Où est Hans ? »
Pierce lui répondit avec un clin d’œil.
« Il est pour l’instant indisponible. »
Il lui indiqua du menton le couloir où Hans et Leila se câlinaient amoureusement.
« Il sort enfin avec elle ?
_Enfin, oui…
_Je voulais qu’il m’aide à remplir la feuille de réservation des locaux de l’établissement pour la rencontre de samedi.
_Il devrait avoir fini bientôt. »
Jimmy se rassit et soupira.
« Encore des problèmes ? »
Il releva la tête à la question de Pierce.
« Depuis le départ des aînés, il ne reste plus que cinq titulaires indiscutables au niveau lycée – dont quatre en double – plus moi. Il nous manque donc un vrai joueur capable de gagner en simple et je ne sais pas où le trouver. »
Il regarda Pierce en plissant les yeux.
« Ton parrain était un ancien joueur professionnel, non ? »
Pierce opina du chef.
« Il ne t’aurait pas appris une ou deux chose qui pourrait te servir pour jouer convenablement ?
_J’ai toujours été nul. Si tu veux un bon joueur prêt à l’emploi c’est lui qu’il faut convaincre. »
Jimmy se tourna et vit Shin entrain de se disputer avec Aspidistra.
« Lui ?
_Oui, avec de l’entraînement il pourrait même peut-être te battre. »
Il rit.
« Comment peux-tu en être si sûr ?
_Il a un talent de copieur inné : il peut copier les techniques de quelqu’un à plus de 90 % en les ayant simplement vues quelques fois… »
Jimmy le fixa intéressé.
« Je pourrais peut-être faire un match contre lui. »
Pierce acquiesça.
« Shin, tu fais quoi ce soir ?
_Rien, pourquoi ?
_Maintenant, tu fais quelque chose : passe au club de tennis à 16heure 30 avec tes affaires. »
Shin le dévisagea, soupçonneux.
« Tu m’embarques encore dans quelle histoire foireuse ? »
Pierce lui décocha une formidable tape sur l’épaule en souriant.
« Tu es scout, non ? Ton boulot c’est d’aider les autres quand ils en ont besoin, non ? Bon alors arrêtes de râler et mets-y un peu du tien sinon on va finir par croire que tu n’es qu’un lâche qui se défile à la première difficulté. »
La réaction pavlovienne que Pierce attendait ne tarda pas : telle la foudre s’abattant sur un arbre esseulé, sa main intercepta le bras de Pierce et le broya dans sa poigne de fer.
« Ne parle pas de ça ! »
L’après-midi s’acheva enfin : la sonnerie cristalline retentit contre les murs de briques et de béton aux fenêtres de verre et d’acier faisant jouer sur le tableau les effets lumineux avec une profondeur particulière en cette fin si douce d’un été qu’on aurait voulu éternel. « Un temps tout à fait approprié pour un match, » pensa Jimmy en enfilant son tee-shirt. « Le ciel est bleu mais le soleil ne nous gênera pas et il n’y a pas de vent. » Il huma l’air comme pour se relaxer. « Peut-être un peu trop lourd, mais qu’y peut-on ? » Il entra sur le terrain et caressa une des balles avec laquelle ils allaient disputer la partie : il aimait ces petits moments tranquilles durant lesquels il se sentait judicieusement seul au monde, maître de son destin et libre de toutes les contraintes extérieures qui vous ramènent si soudainement parfois à la dure réalité de l’existence. Il releva la tête alors que les autres se présentaient à la porte du court.
Jimmy posa sa raquette sur le banc et enleva son bandana. « Puissant, rapide, précis et totalement imprévisible, un joueur pareil convenablement entraîné pourrait devenir un véritable monstre. Rien que d’y penser j’en ai froid dans le dos… » Il enfila sa veste d’uniforme puis attrapa la feuille de match et y inscrivit un nom en simple 2. « Les blessures de Simon Smith et de Peter Cash qui jouent normalement en simple sont des coups durs mais s’il peut signer pour nous prêter main forte, ça devrait passer… »
Il y eut un soir, il y eut un matin…
Commentaires